6. Les critères non négociables, une utopie ?
Thomas : « Puisque tu es tiède – ni brûlant ni froid – je vais te vomir de ma bouche » (Apocalypse 3, 16). Si je vote, je veux un candidat qui soit saint, je ne veux pas voter pour un tiède.
Sœur Christine : Tu y vas peut-être un peu fort, non ?
Thomas : Eh bien, pour moi la foi c’est ce qu’il y a de plus important dans ma vie. C’est un truc qui me brûle… Quand je regarde tous ces programmes politiques, il n’y en a pas un qui me semble compatible avec la foi. Bref, j’ai l’impression que pour voter, il faudrait que je fasse des compromis, que je sois un tiède. Et ça, c’est hors de question. Je préfère encore voter blanc.
Voter, c’est une nécessité…
Sœur Christine : Je crois qu’il y a d’abord une chose importante à retenir… c’est qu’il faut voter. Rappelle-toi combien c’est une chose précieuse que d’avoir le droit de vote. Il y a des gens qui sont morts pour cela et qui en meurent encore aujourd’hui !
Thomas : Oui, ok mais il y a 100 ans tu avais encore de vrais partis chrétiens. En effet, théoriquement je suis d’accord avec toi. Mais en pratique c’est autre chose, tu as vu ce qu’ils racontent les candidats aux élections depuis plusieurs années ?
Sœur Christine : Attends, ne plonge pas tout de suite dans tes programmes ! Le droit de vote c’est une formidable manière de se mettre au service du bien commun. Oui ! Quand on vote, on vote pour un projet de société qui doit avoir pour but de nous faire grandir, tous ensemble, et chacun individuellement, vers notre perfection.
…parce que nous vivons en société
Thomas : Vers notre perfection… tu y vas un peu fort là !
Sœur Christine : Non, elle passe par là, notre perfection. On a besoin d’un État bien organisé pour vivre bien et marcher vers Dieu. Passe-moi ta Bible. Tu vois, saint Paul y dit :
« J’encourage, avant tout, à faire des demandes, des prières, des intercessions et des actions de grâce pour tous les hommes, pour les chefs d’État et tous ceux qui exercent l’autorité, afin que nous puissions mener notre vie dans la tranquillité et le calme, en toute piété et dignité. Cette prière est bonne et agréable à Dieu notre Sauveur, car il veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la pleine connaissance de la vérité. » (1 Timothée 2, 1-4).
La manière dont est organisé notre État, dont il est gouverné, a des conséquences sur notre route vers Dieu.
Thomas : Tu aurais des exemples un peu concrets ?
Sœur Christine : Oui. Regarde tout simplement les ravages qui peuvent être causés par un voisin qui met sa musique à fond tous les soirs. Heureusement que la police peut intervenir. Regarde les poubelles, heureusement qu’on a un service de ramassage de déchets qui nous évite de polluer l’environnement pour nous et nos voisins. On le voit bien, pour protéger le bien commun, il faut des personnes dédiées… qui ne pensent pas d’abord à leurs propres intérêts, mais essayent vraiment de faire au mieux pour nous tous !
Les critères non négociables
Thomas : OK. J’entends ; on a besoin d’être organisés pour construire une belle société. Mais il y a des choses sur lesquelles on ne devrait jamais revenir, or le principe de la démocratie c’est que c’est le choix de la majorité qui l’emporte, qu’il soit bon ou non. Donc j’en reviens à ma question de départ : il y a plein de partis pour lesquels un chrétien ne peut pas voter. En fait, je pense que presque tous sont dans ce cas.
Sœur Christine : Certes tout ne se discute pas. Il y a des choses qu’un chrétien ne peut pas négocier. Mais attention, qu’est-ce que ça veut dire “négocier” ? Est-ce que la définition de ce qui est bien ou mal se négocie ? : Non ! Est-ce qu’on a le droit de négocier les personnes qu’on aime et celles qu’on aurait le droit de ne pas aimer ? Non !
Thomas : Oui, je te suis… l’amour n’est jamais négociable. Si j’aime ma famille, je dois aussi vivre cet amour à l’égard de mes collègues de travail, des personnes qui sont loin, des migrants… Je n’imagine pas le Royaume des cieux avec des barbelés aux frontières ou avec des managers qui pratiquent le harcèlement.
Sœur Christine : Oui, nous sommes appelés à un amour complet. Si on écarte des personnes du champ de notre amour, on risque d’évacuer, dans le même mouvement, des choses auxquelles on tient. Écarte le migrant qui apparaît comme un poids pour la société, et on finira par ne plus protéger les personnes faibles de notre entourage (enfants à naître, personnes handicapées ou âgées vulnérables).
Thomas : OK. Mais moi, pendant les élections de 2012, j’ai juste entendu parler de trois critères non négociables pour décider pour qui voter quand on est catholique : défense du mariage, euthanasie et avortement. C’est plus important que le reste, non ?
Sœur Christine : Attention, la Conférence des Évêques de France avait cité beaucoup plus que trois critères à cette occasion. Quand elle nous parle de critères non négociables, elle parle aussi de la liberté d’éducation des enfants, de la lutte contre l’esclavage moderne, de la liberté religieuse, d’une économie au service de la personne et du bien commun et de la défense de la paix…
Le sens des priorités
Thomas : OK, ça ratisse large ! Mais du coup, on commence par quoi ?
Sœur Christine : Effectivement, on commence par la famille… L'Église, quand elle veut résumer toute sa doctrine sociale, dans ce qu’on appelle le « Compendium », met la famille en premier, avant le travail, l’économie, etc. Ce n’est pas anodin.
On commence par la famille, non pas pour dire que les autres critères ne seraient pas importants. Mais parce que l’amour s’apprend d’abord en famille ! Eh oui ! Et une fois qu’on a appris à pardonner en famille, à voir la personne pour un peu plus que ce qu’elle rapporte financièrement, à accepter la différence, à se protéger contre les coups durs, on devient capable de le faire dans un cadre plus large… Au travail, dans le quartier, dans la société…
En revanche, si on se referme sur la famille pour la protéger envers et contre tous… On loupe la vocation de la famille qui est d’ouvrir un amour sans limite, sans bornes, sans frontière !
Thomas : Oui. Du coup, j’ai plein de questions pratiques à poser aux candidats : Mettent-ils l’amour comme point focal de leur action ? Quelles barrières leur programme propose-t-il de casser ? Divise-t-il les personnes entre elles au sein même de cette communauté nationale ? Est-il ouvert à un « nous » toujours plus grand ? Comment sont traitées les personnes qui n’appartiennent pas au premier cercle de mes contacts ?
Voter, c’est prendre un risque
Thomas : Mais si je trouve qu’ils sont tous à un niveau insuffisant, est-ce que le vote blanc n’est pas une solution ?
Sœur Christine : C’est toujours possible, mais on ne peut pas oublier qu’en faisant cela, on laisse justement la voie libre aux pires solutions de ceux qui visent une politique de fermeture.
Thomas : Oui, tout à fait d’accord. Il peut parfois être difficile de trouver le meilleur candidat, mais mieux vaut voter pour un candidat imparfait que de ne pas voter du tout. C’est déjà mettre du poids dans la balance.
Sœur Christine : La réalité est toujours complexe. La politique c’est du pratique. Et comme le disait saint Thomas, il n’y a pas de certitude dans les vérités pratiques, contrairement aux vérités théoriques : 2+2=4 pour tout le monde, mais il y a 1000 manières de cuire des œufs. Dans la pratique, il y a toujours une prise de risque. La prudence, c’est-à-dire l’intelligence pratique, nous guide aussi là-dedans.
Thomas : Du coup, c’est pour ça qu’il y a des opinions politiques différentes chez les chrétiens. En fonction des situations dans lesquelles nous nous trouvons, de notre histoire, de notre réflexion, peut-être de nos erreurs de jugement, nous pouvons avoir des opinions politiques différentes. Évidemment il faut tous être attentifs à respecter les critères fondamentaux dont on a parlé. Et ce n’est pas un scandale si des chrétiens pensent différemment les uns des autres. La pluralité est un cadeau de Dieu.
Pour aller plus loin :
Un site passionnant sur la Doctrine sociale de l’Eglise : https://www.doctrine-sociale-catholique.fr/la-doctrine-sociale-en-debat/176-quel-usage-des-principes-non-negociables-dans-les-choix-electoraux
Une réflexion de référence de la Conférence des évêques de France sur le vote des chrétiens : https://eglise.catholique.fr/conference-des-eveques-de-france/textes-et-declarations/366777-elections-un-vote-pour-quelle-societe/
https://www.theodom.org/serie/ecologie-chretienne/
https://www.doctrine-sociale-catholique.fr/
https://clameurs-lawebserie.fr/
https://jeuneetengage.org/
https://zachee.com/
Thomas Ailleret
Thomas Ailleret travaille dans l'industrie, en Vendée, d'où il est bien placé pour s'interroger sur la manière dont notre foi peut nous aider à vivre dans la société. Membre de la communauté de l'Emmanuel, il fait connaître la doctrine sociale de l’Église, par exemple en publiant : "Vivre en chrétien, quésaco ?" (Cerf, 2020).
sœur Christine Gautier
En 2022, sœur Christine Gautier est moniale contemplative au monastère de Dax. Elle a enseigné la théologie à Rome, à l'Université Pontificale Saint Thomas d'Aquin. Sa thèse avait été remarquée et a reçu le prestigieux prix Henri de Lubac, en 2016 : Collaborateurs de Dieu, Providence et travail humain chez saint Thomas d'Aquin (Cerf, 2015)
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