6. Les vertus théologales, ou le désir de Dieu
Presque toujours, quand on veut illustrer ce qu’est une vertu, on retrouve l’exemple du musicien qui a conquis la maîtrise de son instrument en faisant ses gammes ou l’exemple du sportif qui a développé la maîtrise de sa discipline par un entraînement rigoureux. J’ai utilisé un autre exemple, celui du joueur de cartes qui, lui aussi, a acquis un véritable savoir-faire à force d’exercer sa mémoire et par l’apprentissage des techniques de jeu.
Introduction
Dans l’Antiquité, on tenait pour premier modèle de l’homme vertueux le guerrier noble et valeureux, tout à la fois courageux et prudent, capable de faire usage de la force, mais aussi capable d’une intelligence des situations, pour retenir sa force par exemple en certaines circonstances. Ce guerrier, tout comme le musicien, le sportif ou le joueur de tarot, tient la maîtrise de son art d’un processus de croissance où l’entraînement joue un rôle décisif.
Si je cherche une figure héroïque d’aujourd’hui, le correspondant contemporain du vaillant guerrier d’autrefois, on pourrait penser par exemple aux spationautes ! Pour diriger l’équipage de la station spatiale internationale, comme l’a fait Thomas Pesquet en 2021, il faut rassembler en un seul bonhomme une foule de compétences, de connaissances, de qualités physiques, intellectuelles, humaines, relationnelles, du courage, de l’endurance, etc. Thomas Pesquet avait certainement des aptitudes initiales dès l’enfance, mais on sait que ces aptitudes ne sont pas devenues de véritables compétences d’un claquement de doigts. Il a fallu s’entraîner, et s’entraîner beaucoup.
Mais maintenant se pose une question ! Si les théologiens se sont intéressés et s’intéressent encore à l’idée de « vertu », vous vous doutez bien que ce n’est pas pour adjoindre au chapitre sur la loi morale ou au chapitre sur le péché un autre chapitre qui serait seulement consacré à la science de l’éducation ou au développement personnel ! Alors pourquoi ? Pourquoi s’attacher en théologie à cette notion de « vertu » ?
Les vertus et Dieu ?
Oui, il est bien vrai que la doctrine philosophique des vertus aide à comprendre comment on peut progresser dans le bien, cheminer vers une forme d’excellence, d’accomplissement, par la pratique des vertus morales de prudence, de justice, de force et de tempérance (ce sont les vertus dites « cardinales », nous y reviendrons)… MAIS là n’est pas l’essentiel.
La tradition chrétienne a en effet repris à son compte la doctrine aristotélicienne des vertus, mais elle a greffé sur cette doctrine un élément tout à fait propre à la pensée chrétienne, qui vient subvertir, transformer tout l’ensemble.
La tradition chrétienne dit ceci : la foi, l’espérance et la charité sont des vertus, et des vertus d’un genre très particulier (on les appelle vertus théologales), qui n’entrent dans la grande famille des vertus qu’au prix d’une extension et même d’une distortion – voire d’une disruption – du concept de vertu. Je m’explique.
Les vertus théologales visent Dieu
Une vertu est une disposition intérieure à agir excellemment dans un registre d’action. L’homme généreux par exemple a une facilité à prodiguer ses biens, son temps, son attention en faveur d’autrui. En général !
L’homme généreux va exercer concrètement sa générosité de manière particulière en direction de telle association et des SDF de son quartier, par exemple. Mais si cet homme est vraiment généreux, sa générosité aurait pu tout aussi bien bénéficier à d’autres. D’ailleurs, au gré des circonstances de la vie, les bénéficiaires de cette générosité vont changer, sans doute ! La générosité, elle, demeurera.
Rien de tel pour les vertus théologales. La vertu de foi n’est pas une disposition intérieure à croire en général. La vertu de charité n’est pas une disposition intérieure à aimer en général. La vertu d’espérance n’est pas une disposition intérieure à espérer en général. Les vertus théologales nous mettent au contraire en relation directe avec un objet parfaitement déterminé : le Dieu de la révélation chrétienne, le Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, tel qu’il s’est dévoilé lui-même par la Révélation. Cette détermination des vertus théologales à un objet entre en dissonance avec ce que nous disons des autres vertus.
Dieu, la source des vertus
Une vertu en général est le fruit d’une aptitude naturelle qui s’est développée en habitus, en disposition stable, selon un processus de croissance organique, un processus d’acquisition (on parle de vertu acquise). Nous sommes nés avec certaines capacités, nous avons grandi, nous avons réagi à l’environnement dans lequel nous avons été placés, nous avons reçu de nos éducateurs une formation, nous nous sommes exercés à vivre et tout cela fait ce que nous sommes : des hommes et des femmes adultes capables d’entrer en relation (en général), d’agir, de faire face à la diversité des circonstances de la vie.
Ce processus d’acquisition ne s’applique par aux vertus théologales. Nous pouvons le comprendre aisément puisqu’une vertu théologale consiste essentiellement en une relation avec un objet extérieur à nous, un autre que nous-mêmes… Nous ne pouvons pas être maîtres d’une relation qui nous lie à un autre que nous-mêmes ! Pour établir une relation, il faut être deux, et il faut un événement qui est de l’ordre d’une rencontre.
La foi, l’espérance et la charité ne naissent en moi qu’à la faveur d’un événement dont je ne suis pas seul maître, mais dont Dieu lui-même est l’instigateur. Et, en fait, c’est Dieu lui-même qui est la source des vertus théologales. Les vertus théologales ne sont pas des vertus acquises, mais des vertus qui trouvent leur origine hors de nous : en Dieu. On parle de vertu infuse. De ce point de vue aussi, les vertus théologales sont de drôles de vertus.
Dieu, seul témoin
Troisième aspect par lequel les vertus théologales diffèrent des vertus morales bien connues des philosophes : elles ont un caractère proprement surnaturel. Tant et si bien d’ailleurs qu’il n’est pas possible de les discerner avec un regard seulement naturel.
Les vertus morales sont repérables. En voyant un homme agir, on voit s’il est courageux, s’il est généreux, s’il est cruel ou s’il est glouton. En observant bien, on arrive même à démasquer la fausse vertu, c’est-à-dire la fausse générosité de celui qui ne donne que pour être vu, la fausse tempérance de l’ascète qu’on découvre la nuit devant un réfrigérateur ouvert.
Avec la foi, l’espérance et la charité, ça ne marche pas. Ça ne se voit pas. Les actes propres de ces vertus se situent entièrement dans l’ordre surnaturel. Il y a des actes naturels que nous posons, qui soutiennent et qui expriment notre foi, notre espérance, notre charité : prier dans une église, professer publiquement la foi de l’Église catholique, etc. Mais ces actes ne sont que des annexes aux actes propres des vertus théologales, qui échappent à l’ordre du sensible. Ai-je la foi ? Suis-je en état de grâce ? Est-ce que j’aime Dieu d’un amour de charité ? À ces questions je me garderai d’apporter une réponse définitive, et surtout de recourir à mon sentiment ou à mes impressions. Pour mon propre compte et plus encore pour autrui ! J’espère, simplement… et je pose les actes capables de me rétablir dans la foi, l’espérance et la charité si jamais je m’étais égaré : c’est le rôle des sacrements.
Décidément les vertus théologales ne sont pas des vertus tout à fait comme les autres ! Loin de là. Elles nous établissent en relation directe avec un objet déterminé qui est Dieu, elles nous sont données par Dieu et elles ont un caractère proprement surnaturel.
Pour aller plus loin :
frère Servais Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne, sa méthode, son contenu, son histoire, Fribourg, Presse Académique, Paris, Cerf, (1985) 2007
frère Lionel Gentric
Frère Lionel Gentric s'est spécialisé en morale chrétienne. En 2023, il vit au couvent de Strasbourg. Après avoir remplis des missions importantes au pèlerinage du Rosaire, il s'investit aux éditions du Cerf.
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