2. La sainteté, une question de caractère ?
La morale enseignée par saint Thomas, qui s’articule fondamentalement autour du concept de vertu, est une morale généreuse, ample, capable d’embrasser tout ce qui fait la beauté mais la complexité aussi d’une vie humaine. La morale de Thomas est aussi (et j’aurais peut-être dû le dire en premier) une morale chrétienne, et j’entends par là une morale faite pour les disciples de Jésus, qui veulent connaître Dieu, l’aimer, entrer en communion avec Lui. La morale des vertus chez saint Thomas est une morale faite pour les hommes et les femmes qui voient les choses en grand… un peu comme ce jeune homme culotté qui s’approche de Jésus dans l’Évangile et qui va droit au but : « Maître, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? ». En voilà un qui ne manque pas d’air : mais comme il a raison !
Morale et spiritualité
Pendant longtemps – c’était encore le cas au début du XXe siècle dans les séminaires par exemple – on séparait soigneusement l’enseignement de la morale et celui de la spiritualité. La morale, comme la base nécessaire pour vivre en honnête chrétien ; la spiritualité, pour ceux qui veulent aller plus loin, mieux connaître Jésus, et peut-être conquérir le ciel. Pour le dire autrement : on a fait voyager le train de l’Église avec des compartiments de première et de deuxième classe. Pour le commun des fidèles, une morale élémentaire suffira, faisons-les voyager en seconde. Une morale tissée de commandements, d’obligations simples et d’interdits, qui permettront aux fidèles d’éviter les plus gros péchés et aux pasteurs d’entendre les confessions. Les voitures de première classe sont réservées à des âmes raffinées, en plus petit nombre, à qui l’on ouvre, en plus des fondamentaux de la morale, les arcanes de la spiritualité, les secrets d’une relation vivante à Dieu, et peut-être les portes de la sainteté.
Le but de la vie : le bonheur
Eh bien, saint Thomas d’Aquin ignore tout de cette distinction entre morale et spiritualité. Personne ne doit voyager en seconde. Pour lui, toute vie humaine tend vers son accomplissement : une certaine perfection, en laquelle l’homme trouve un bonheur définitif. Et il n’y a de bonheur définitif qu’en Dieu, que dans le fait de connaître et d’aimer Dieu, de voir Dieu, de vivre de la vie de Dieu. Saint Augustin le disait déjà : « Notre cœur est sans repos tant qu’il ne demeure en toi, Seigneur ! ». Nous sommes ainsi faits que nous ne pouvons pas voir petit. Nous avons faim et soif d’une vie pleine, entière, débordante, d’une vie « en abondance » pour reprendre les mots de Jésus dans le 10e chapitre de l’Évangile selon saint Jean. Eh bien, la vie en abondance, c’est la vie avec Dieu. De Lui nous tenons la vie et nous aspirons, secrètement peut-être, à revenir à Lui.
Chaque vie est unique
La morale de saint Thomas d’Aquin se donne pour projet de dessiner le chemin de cette vie, un chemin qui n’est pas tracé d’avance, le chemin d’une vie chrétienne qui conduit, avec la grâce de Dieu, jusqu’à la joie des bienheureux. Rien de moins. Et vous comprenez bien que ce projet-là n’a rien à voir, par son ampleur, sa méthode, son objet, avec la morale des « bonnes gens » brocardés par Georges Brassens.
Le projet est vaste ! D’autant plus qu’il n’y a pas UN seul chemin de la vie chrétienne. Toutes les vies chrétiennes convergent peut-être vers la commune joie des bienheureux, mais il n’y en a pas deux identiques. Chaque vie est unique. Nous partons tous d’un point différent de l’espace et du temps. Chacun a son histoire, sa généalogie, ses talents, ses qualités, ses défauts, que sais-je encore. Regardez la vie des saints : bien sûr c’est le même Esprit qui les pousse, c’est la même espérance qui les anime… Mais saint Dominique n’est pas saint François ! Vous pouvez prendre tous les exemples que vous voudrez : chaque saint a tracé en ce monde et dans l’Église un itinéraire original, unique. Ils ne se sont pas heurtés aux mêmes obstacles, ils n’ont pas affronté les mêmes tentations, ils n’ont pas eu les mêmes facilités, ils n’ont pas fait les mêmes choix, et comment l’auraient-ils pu, dans l’infinie variété des circonstances de nos vies ?
Une morale du caractère
Cela dit, il y a un parfum qui se dégage de la sainteté. Il y a des marqueurs. Il y a certaines manières d’être au monde qui témoignent d’une croissance, d’un travail intérieur, d’une libération, d’une inspiration. Il y a un style propre à la sainteté, un caractère. « La sainteté n’a pas de formules, écrivait Bernanos, ou pour mieux dire elle les a toutes ».
Si l’on veut réfléchir ce qui fait le caractère des saints, il faut s’intéresser à la manière avec laquelle ils agissent. La foi dont ils ont témoigné, l’espérance qui les a mis en mouvement, la charité dont ils brûlaient… et puis plus concrètement, comment ils se sont comportés à l’heure de prendre une décision, à l’heure du choix, face à l’adversité ou devant les dangers, dans la tentation, etc. Interroger leur manière d’être au monde, c’est se pencher sur leurs dispositions habituelles à agir de telle ou telle manière, autrement dit sur leurs vertus.
La vertu, comme le vice, sont des dispositions habituelles à agir.
La vertu : disposition habituelle à agir bien.
Le vice : disposition habituelle à agir mal.
Toute la morale de Thomas d’Aquin est articulée autour d’un exposé de ce que sont les vices et les vertus. Les vertus en particulier, à l’ombre desquelles se niche le vice comme la nuit s’oppose au jour. Les vertus, regroupées sous sept têtes de chapitre : foi, espérance, charité, prudence, justice, force et tempérance.
Pour aller plus loin :
frère Servais Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne, sa méthode, son contenu, son histoire, Fribourg, Presse Académique, Paris, Cerf, (1985) 2007
frère Jean-Marie Gueullette, Pas de vertu sans plaisir, Paris, Cerf, 2016.
frère Lionel Gentric
Frère Lionel Gentric s'est spécialisé en morale chrétienne. En 2023, il vit au couvent de Strasbourg. Après avoir remplis des missions importantes au pèlerinage du Rosaire, il s'investit aux éditions du Cerf.
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