10. Vertus cardinales : la grâce ne détruit pas la nature
Dans sa lettre aux Éphésiens, au chapitre 4, S. Paul fixe le cap : il s’agit, pour les chrétiens de la toute première génération, de parvenir « tous ensemble à l’unité dans la foi et la pleine connaissance du Fils de Dieu, à l’état de l’Homme parfait, à la stature du Christ dans sa plénitude ». Paul poursuit : « En vivant dans la vérité de l’amour, nous grandirons pour nous élever en tout jusqu’à celui qui est la Tête, le Christ. Et par lui, dans l’harmonie et la cohésion, tout le corps poursuit sa croissance, grâce aux articulations qui le maintiennent, selon l’énergie qui est à la mesure de chaque membre. Ainsi le corps se construit dans l’amour. »
Paul emploie ici tout un vocabulaire très proche de celui qu’on utilise en éthique des vertus : il parle de la croissance d’un corps qui doit parvenir de manière harmonieuse à une certaine plénitude, à un accomplissement. Paul parle ici d’un corps communautaire : tous les membres de l’Église sont appelés à contribuer, chacun pour sa part, à la croissance de ce corps qu’est l’Église. Et on mesure bien que ce corps reçoit le principe de son unité, de sa cohésion et de sa croissance de Dieu lui-même. C’est ce que saint Thomas d’Aquin exprime pour sa part lorsqu’il désigne les vertus théologales comme les éléments de fondation de la vie chrétienne. « Le corps se construit dans l’amour », écrit saint Paul. Ailleurs, l’apôtre du Ier siècle et le théologien du XIIIe soutiendront tous les deux que la charité, c’est aussi ce qui seul demeurera pour l’éternité.
Pour autant, ni saint Paul ni saint Thomas n’oublient qu’il faut aussi considérer les contingences les plus immédiates de notre vie, concrète, terrestre, charnelle. Car : (i) si la foi, l’espérance et la charité sont données gracieusement par Dieu à la faveur d’un événement qui est de l’ordre d’une rencontre, d’une conversion, (ii) s’il est vrai aussi que les vertus théologales donnent à notre vie une forme différente, une nouvelle orientation… la chair demeure. Les jalousies, la colère, toutes sortes de comportements désordonnés… Bref : il y a encore du travail. Et un travail bien humain, qui se plie aux lois les plus ordinaires qui régissent les vertus morales, les vertus humaines.
Et c’est ce que saint Paul expose aux Éphésiens dans le même chapitre 4 de sa lettre : « Revêtez-vous de l’homme nouveau, créé, selon Dieu, dans la justice et la sainteté. Débarrassez-vous donc du mensonge… Si vous êtes en colère, ne tombez pas dans le péché ; que le soleil ne se couche pas sur votre colère… Que le voleur cesse de voler… Amertume, irritation, [etc.], tout cela doit être éliminé de votre vie, ainsi que toute espèce de méchanceté. Soyez entre vous pleins de générosité et de tendresse. Pardonnez-vous les uns aux autres, comme Dieu vous a pardonné dans le Christ. » Bref : après l’événement de la conversion fondamentale, reste le labeur de la conversion morale, par lequel nous sommes appelés à faire grandir en nous un caractère chrétien. La grâce de Dieu ne détruit pas la nature. Adage fondamental de la théologie de saint Thomas d’Aquin. La grâce de Dieu perfectionne la nature, mais sans la détruire.
Prendre soin de notre nature
Notre nature a été assumée par le Verbe de Dieu. Il a revêtu notre humanité pour nous revêtir de sa divinité. Ce revêtement – ce survêtement pourrait-on dire – est porteur de guérison. Une guérison nécessaire parce que le péché nous affaiblit et nous abîme. Mais cette guérison ne s’opère pas sans le concours de notre liberté. Si Dieu en est le premier acteur, il convoque aussi notre liberté pour que, par nos actions, nous collaborions à son œuvre de salut.
Et c’est pourquoi les théologiens ont aussi développé une réflexion sur les simples vertus humaines, ou disons les vertus humaines ordinaires, communes. Une réflexion qui s’appuie sur une tradition philosophique, mais aussi aujourd’hui sur les données des sciences, de la psychologie par exemple.
Un exemple de vice : l’addiction
Un chrétien s’est-il laissé emporter par une addiction par exemple ? On lui portera secours, certainement, par des moyens surnaturels (la prière, les sacrements) MAIS on n’omettra pas de mettre en œuvre tout ce que nous savons mettre en œuvre dans l’ordre naturel pour tendre activement vers la guérison, contribuer pour notre part à rétablir dans sa liberté et dans sa santé celui qui est tombé. Cette contribution peut prendre éventuellement la forme d’un traitement médical, d’un suivi psychologique et/ou d’une réflexion morale sur la vertu de tempérance. En empruntant ce chemin naturel, nous ne faisons pas obstacle à la grâce de Dieu. Au contraire, nous nous y disposons. Et ne pas le faire, c’est-à-dire omettre délibérément de recourir à la sagesse des anciens, à la médecine, à la science, au nom de notre foi, ce serait je crois s’opposer au projet de Dieu.
« Tu ne mettras pas l’épreuve le Seigneur ton Dieu » se rappelle Jésus à l’heure de la tentation au désert, alors que le diable lui suggère de se jeter dans le vide, du sommet du Temple.
C’est pourquoi il convient, en plus de tout ce que j’ai pu dire précédemment sur le rôle fondamental des vertus théologales et sur leur caractère proprement surnaturel, de développer aussi une réflexion morale qu’on pourrait qualifier de naturelle et qui rejoint la réflexion commune de tous ceux – chrétiens ou non – qui s’interrogent sur la santé, sur les conditions du bonheur, sur l’accomplissement de la vie humaine.
Un lieu pour développer les vertus : le couple
Lorsqu’un couple se prépare au mariage, on va leur parler de la grâce de Dieu – la grâce spécifique aux époux chrétiens – on va souligner à quel point leur amour doit être reçu et honoré comme un don de Dieu, on va évoquer la mission particulière des époux chrétiens au sein de ce corps qu’est l’Église. MAIS on va aussi leur parler de choses beaucoup plus terre à terre : les moyens concrets, ordinaires, de nourrir la fidélité conjugale ; les questions concrètes sur lesquelles le couple peut achopper s’il n’a pas pris le temps de se poser les bonnes questions. L’argent, la place des beau-parents, la sexualité, et jusqu’à la répartition des tâches ménagères ! Réfléchir aussi à ces questions-là n’est pas indigne de la théologie. C’est au contraire honorer la nature, cette nature que le Christ a revêtue, et honorer les dons de Dieu. Dieu, qui nous convoque à exercer notre liberté pour nous disposer à sa grâce et à son œuvre de salut.
La vertu chrétienne : un aller/retour avec le ciel
J’ai seulement voulu exprimer ceci : quand nous parlons de la vertu ou des vertus en général, de la vie morale en général, on peut être
surpris de voir arriver sur scène ces « drôles de vertus » que sont les vertus théologales ; et quand on expose comment les vertus théologales donnent forme à la vie chrétienne au plan surnaturel, on est surpris, ensuite, de « redescendre » au niveau naturel pour traiter en détail des vices et des vertus morales de la vie ordinaire. Dans la doctrine chrétienne des vertus les plans se superposent sans cesse : le plan surnaturel et le plan naturel. La grâce divine, avec sa soudaineté, sa radicalité, son excessivité, se conjugue avec l’effort de l’homme, avec ses lenteurs et sa progressivité. En bref, la doctrine chrétienne des vertus nous oblige à penser en même temps ce que la vie chrétienne a d’excessif, de radical et ce qu’elle a de nuancé, d’équilibré. Parce que le chrétien est fils d’homme et fils de Dieu.
frère Lionel Gentric
Frère Lionel Gentric s'est spécialisé en morale chrétienne. En 2023, il vit au couvent de Strasbourg. Après avoir remplis des missions importantes au pèlerinage du Rosaire, il s'investit aux éditions du Cerf.
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