Un monde plus grand from Académie des César on Vimeo.
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6. Le silence de Dieu
Savez-vous que nous, les Dominicains, nous sommes surnommés les chiens de Dieu : Domini Canes. C’est sympa non ? Mais dans beaucoup de culture, on ne rigole pas d’un tel sobriquet : c’est une grave insulte d'appeler quelqu’un “un chien”. Et que diriez-vous si vous appreniez que l’insulte vient de la bouche même de Dieu ? C’est pourtant ce qui est apparu lors de la rencontre entre Jésus et une femme de Canaan, une étrangère. Jésus la met à l’épreuve en la traitant de “petit chien”.
Avec cette histoire, on voit que Dieu teste souvent la foi de ceux qui le cherchent, et pas seulement dans le livre de Job, dans l’Ancien Testament.
L’histoire de la Cananéenne
Cette femme de Canaan que Jésus rencontre est aussi passée par des épreuves terribles : la souffrance de son enfant, la négation de sa propre dignité d’être humain. C’est une histoire à laquelle on peut penser quand on sent que Dieu est loin et silencieux. On a envie de demander à Dieu : “Pourquoi est-ce que tu laisses ces choses-là arriver ?” “J’étais censé être ton enfant et tu étais censé prendre soin de moi !” “Pourquoi me traites-tu comme un petit chien ?”
Lors de cette rencontre, Jésus vient de débattre avec des savants de Jérusalem et il entre maintenant dans un pays de païens, au nord d’Israël. Là, à la périphérie, il rencontre une femme qui reconnaît que Dieu agit en lui. Une étrangère qui a la foi. Elle vient à lui en détresse et lui demande de guérir sa fille qui est « tourmentée par un démon. » Et qu’est-ce que Jésus fait ? « Il ne lui répondit pas un mot » (Matthieu 15, 23).
Les disciples ne sont pas tellement plus compréhensifs et disent :
« Renvoie-la, car elle nous poursuit de ses cris ! » (Matthieu 15, 23)
Jésus lui explique d’abord qu’il a été envoyé rassembler les brebis perdues d’Israël et non celles des autres nations. C’est là qu’il compare cette femme à un chien :
« Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. » (Matthieu 15, 26)
Pourtant elle ne renonce pas. Elle argumente et subvertit l’image que Jésus utilise :
« Oui, Seigneur ; mais justement, les petits chiens mangent les miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » (Matthieu 15, 27)
En fait, Jésus est tout à fait satisfait de cette réponse et la complimente. C’est elle qui avait la bonne attitude. C’est elle qui a développé la vertu la plus importante de l’Evangile : l’humilité de la foi et de la confiance en Dieu.
« “Femme, grande est ta foi, que tout se passe pour toi comme tu le veux ! “ Et, à l’heure même, sa fille fut guérie. » (Matthieu 15, 28)
Le silence de Dieu, un passage obligé ?
Que peut-on tirer de cette histoire ? Comment peut-elle nous aider à comprendre nos propres souffrances, nos propres expériences du mal, et le silence apparent de Dieu ?
D’abord, c’est important de se redire qu’il n’y a pas une seule réponse à ces questions. Il y a des tragédies qui ne peuvent pas être expliquées par des théories pieuses et abstraites. Il y a des souffrances psychologiques qu’il ne faudrait pas nier et encore moins glorifier.
Mais il y a aussi une forme de purification, de mise à l’épreuve, qui est une partie inévitable, voire centrale de notre croissance spirituelle. Il faut passer par là pour grandir en liberté. Nous ne devons jamais oublier ce qui est notre fin à tous : l’appel universel à la sainteté.
Pour arriver à l’union avec Dieu, il faut passer par la purification, les ténèbres et les souffrances. C’est de cela que parle la rencontre de Jésus avec la Cananéenne. Jésus la fait passer par la nuit de la foi pour la faire entrer à la table du Royaume.
La nuit obscure de Jean Tauler
Nous avons la chance d’avoir conservé des sermons prêchés par le Dominicain Jean Tauler, au XIVe siècle, sur ce même évangile.
Tauler nous invite à nous identifier avec cette femme à partir de nos épreuves. L’une de nos épreuves, c’est le conflit que nous vivons entre le bien et le mal à l’intérieur de nous. Tout le monde désire le bien, et tout le monde se rend compte qu’il ne peut pas l’atteindre. Nous sommes en conflit avec nous-mêmes.
« Devant une épreuve de ce genre, l’homme devrait se prosterner et l’adorer, car il est sûr alors que Dieu marche avec lui. » (Tauler, Sermon pour le deuxième dimanche de Carême, Cerf, 2011, p. 69)
Mais pour Tauler, prendre conscience de ce conflit intérieur, c’est déjà un cadeau de Dieu. C’est le signe que le Christ nous a rencontré. Dans cette souffrance, nous crions avec les mots même de la femme :
« Prends pitié de moi, Seigneur Jésus, fils de David ! » (Matthieu 15, 22)
Notre cri est déjà une grâce du Seigneur, un signe de son soutien. Tauler nous rappelle que c’est son esprit qui vient nous aider. Il cite ici saint Paul :
« car nous ne savons pas prier comme il faut. L’Esprit lui-même intercède pour nous par des gémissements inexprimables. » (Romains 8, 26)
L’Esprit nous aide à crier notre souffrance.
La rencontre de Dieu au fond de nous-même
Et pourtant, même quand nous crions notre détresse, quand l’Esprit-Saint crie en nous, le Seigneur semble loin, très loin de nous. J’ai même alors l’impression qu’il me prend pour un chien et qu’il me chasse de la table du repas.
C’est alors que Tauler décrit l’attitude de la Cananéenne :
« Elle pénétra plus profondément encore dans l’abîme en disant : « Non, Seigneur, je ne suis pas même un chien, mais rien qu’un tout petit chien. » Tout en s’abaissant et s’humiliant de la sorte, elle gardait confiance » (Tauler, Deuxième dimanche de Carême; Cerf, 2011, p. 71)
Voix off : C’est du masochisme spirituel !
Non, pas du tout. En effet, souvent, selon Tauler les nouveaux convertis sont tout excités. Ils ont reçu de grandes grâces de paix et de joie, ils ont vécu des victoires sur leurs propres péchés. Et puis, à un certain moment, ils vivent de grandes désolations, plus rien ne se passe. En fait, Dieu veut que nous allions plus loin, plus profond, au fond de notre existence, au fond de notre être, là où il nous attend.
Et selon Tauler, cette union à Dieu, au fond de nous-même, ce n’est certainement pas le lieu de notre petit salut individuel, où nous oublierions le reste de l’humanité. Au contraire, nous devenons comme des sources d’eau vive, là où mystérieusement, notre vie de simple prière et de souffrance contribue à la diffusion de la vie et de la guérison dans toute l’humanité.
Finalement, peut-être que c’est pour cela que les chrétiens doivent souffrir la douleur de la séparation et du silence dans leur relation à Dieu. Ce n’est pas seulement un test ou une purification, mais c’est fondamentalement une expression de notre solidarité avec toute l’humanité. Dieu veut nous sauver et nous guérir tous ensemble. Le salut n’est jamais solitaire. Ainsi, nous sommes unis au Christ en croix, pour que sa vie de ressuscité se répande dans le corps entier de toute l’humanité.
frère Filip-Maria Ekman
Frère Filip-Maria est, en 2021, frère étudiant au couvent de Lyon. Il est suédois et a étudié la théolgie en Suède et aux Etats-Unis avant d'entrer dans l'Ordre.
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