9. Nos choix nous forment : Rencontre avec un juge
Je m'appelle Damien, j'ai 36 ans, je suis magistrat depuis maintenant un peu plus de 10 ans. J'ai exercé des fonctions comme juste d'instruction dans deux tribunaux différents en France.
La justice juge des actes, mais c'est quoi un acte ?
Premièrement, un acte c'est d'abord un fait, c'est-à-dire quelque chose qu’on peut prouver, qu'on peut établir.
Comment fait-on le lien entre un acte et une personne ?
Pour le juge, je dirais que le lien va se faire d'abord parce que justement pour prouver l'acte, on aura peut-être parfois besoin d'aller se pencher sur la personnalité de l'auteur. Est-ce que ce qu'on nous affirme qu'il a commis, correspond à son comportement habituel ? sa manière de penser, sa manière d'agir habituellement ? Voilà le premier point.
Et puis on va faire un lien aussi surtout au moment de déterminer la peine, la sanction. Parce que là, on va évidemment se projeter un petit peu dans l'avenir.
Est-ce qu'un acte doit être libre pour être jugé ?
La première condition pour déclarer quelqu'un coupable, c'est qu'il ait commis les faits librement.
Pour juger un acte est-ce que c'est l'intention qui compte ?
Traditionnellement la justice pénale moderne est fondée sur la notion d'intention. Cela peut paraître peut-être un peu surprenant aujourd'hui mais il n’y a pas si longtemps que ça, que le code pénal sanctionne des infractions involontaires, c'est-à-dire le fait par exemple de causer la mort par une simple imprudence. Ce n'était pas du tout une infraction jusque dans les années 1990. Ce sont des choses qui ont été créées assez récemment, sous le coup de l'évolution de notre société.
Il n’y a pas de crime sans intention, c'est le principe. Même aujourd'hui, quand on s'intéresse à ces questions d'infraction involontaire par manquement, la loi est assez prudente dans les termes. Il faut quand même relever des manquements un peu répétés, un peu caractérisés à des règles de prudence, au minimum, pour déterminer une culpabilité.
Déterminer l'intention de l'auteur, c'est peut-être à la fois le plus grand mystère de la justice des hommes et la plus grande difficulté, parce que effectivement on travaille a postériori. On a quelques moyens d'interroger l'esprit de l'auteur a posteriori, mais avec toutes les limites, toutes les incertitudes que ça comporte. L'enseignement un peu traditionnel du droit pénal là-dessus, c'est aussi de dire que les actes traduisent l'intention.
Les exemples un peu classiques qu'on donne c'est – pour prendre quelque chose d'assez dramatique et d’un peu trivial – quand on tire à bout portant à hauteur du cœur, a priori ça révèle bien une intention de tuer.
A force de poser des actes on est transformé par eux, on prend des habitudes, notre caractère évolue…
Le fait que l'acte délinquant pèse sur l'avenir de son auteur, et a fortiori que la répétition des actes de délinquance pèse sur l'avenir et finalement probablement sur la personnalité de l'auteur, est quelque chose qui est assez évident, enfin je crois que l'expérience le démontre.
Je précise ensuite que ça ne veut pas dire qu'il n’y a pas moyen de s'en sortir, parce que ça peut être aussi la tentation, vue de l'extérieur.
Pour la justice, l'habitude peut aussi être prise en compte comme une forme d'aggravation. La loi prévoit même que le fait de commettre habituellement certains actes peut être une cause d'aggravation de la peine. Donc on risque une peine plus forte s’il y a récidive. C'est le premier exemple qu'on a en tête, d'aggravation de la peine. La peine est doublée lorsque l'auteur se trouve en état de récidive. Il y a des infractions, par exemple le recel.
La peine du receleur est plus importante, dit le code pénal, dans le cas de l'habitude, parce que la loi entend d'abord sanctionner une forme de mode de vie. Quand la délinquance s'installe comme un mode de vie, on peut comprendre.
On a plus de tolérance à l'égard d'un acte isolé qui peut être une sortie de route finalement, qu’à l'égard de quelqu'un qui peut-être plus ou moins libre.
Je pense que la justice n’a pas encore tout à fait développé les moyens pour prévenir cette installation. C’est sans doute aussi parce qu’on peine sociologiquement à comprendre ce qui se joue pour prévenir l'installation de ces habitudes.
La justice s'intéresse beaucoup aujourd'hui à ce qu'on appelle la désistance c'est à dire le fait de justement sortir du parcours de délinquance. Là on commence à développer des moyens.
Comment resituez vous ces actes dans la vie des accusés ?
La question du « récit de vie », pour le dire avec ces mots-là, c'est quelque chose qui n'est pas du tout nouveau dans l'histoire judiciaire. Autrefois ce travail sur la personnalité sur l'histoire, sur les antécédents au sens large, était quand même réservé aux dossiers les plus importants, donc les dossiers, en gros, qui passaient aux assises, pour des gens qui ont commis des crimes graves. Aujourd'hui dans l'optique de prévention de la récidive, dans l'optique de réinsertion, on développe aussi ces outils. Alors évidemment, à des échelles un peu moins importantes : dans la justice du quotidien, dans la justice correctionnelle, pour des délits aussi basiques que des vols, des violences moyennes, on fonctionne presque systématiquement aujourd'hui avec des enquêtes de personnalité. Il y a des travailleurs sociaux qui vont interroger l'auteur en amont du procès pour que le juge ait entre les mains des éléments vérifiés qui lui permettent d'établir s'il y a une addiction, s'il y a une problématique sociale particulière, où en est-on de l'insertion professionnelle…
Dans une audience, certes, il va peut-être y avoir l'enquêteur de personnalité, aux assises, qui viendra témoigner et exposer ce rapport, mais ça me paraît quand même important et utile d'interroger l'auteur justement, parce qu’il y a parfois un décalage, ou au contraire des choses extrêmement utiles qui peuvent resurgir, en voyant comment lui, pose un regard sur cette existence.
L'enquêteur de personnalité va éventuellement recueillir des déclarations des autres, il va aussi établir des éléments purement factuels, sur le parcours scolaire, sur les déménagements, les ruptures, les éléments saillants de l'histoire de vie, mais, comment ils ont été vécus par celui qu'on juge, ça c'est toujours à lui de nous le dire.
Finalement donc malgré nos actes, malgré nos mauvaises habitudes, on pourrait dire nos vices, on reste une personne.
Je crois que pour un juge, l'idée qu’il ne faut pas réduire la justice à l'acte, c’est assez évident. Pour les professionnels que nous sommes, il y a d'abord un aspect assez pratique, c'est le fait que dans beaucoup de dossiers, aujourd'hui, la question de la culpabilité ne fait pas vraiment débat. D'abord on a beaucoup de délinquants qui reconnaissent assez spontanément qu’ils sont les auteurs de ce qu'on leur reproche. Et les éléments de preuve qu'on va nous apporter au dossier, emportent assez facilement la conviction. La question de savoir si la personne dépasse l'acte, je pense que c'est vraiment un prérequis, quand on veut juger quelqu'un.
Si on réduit celui qu'on juge à un acte, à la limite, le procès n’est presque pas nécessaire. Enfin l'enjeu du procès, si ce n'est pas la culpabilité, c'est plutôt la peine, c'est à dire comment, ou quelle réponse, la société doit apporter à ce comportement-là. Et pour ça, on ne peut pas réduire un auteur à son acte, parce que, encore une fois, sinon le code pénal crée un barème, il dit « le vol c'est puni de 3 ans, le vol aggravé c’est 5 ans »… Mais, ça, un algorithme peut le faire. On sent tout de suite quelles problématiques ça soulèverait.
Damien
En 2023, Damien est juge d'instruction au tribunal de grande instance de Dunkerque.
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