4. Le scandale de l’incarnation
Pourquoi est-il si difficile aujourd'hui de croire en l'incarnation de Dieu en Jésus-Christ ? Il y a à cela des raisons historiques, des raisons psychologiques, mais aussi des obstacles qui nous empêchent d'imaginer que Dieu, dans sa transcendance, puisse s'incarner en un homme, Jésus-Christ.
Christologie descendante ?
La foi traditionnelle de l'église, en ce qui concerne Jésus-Christ, c'est qu'il est vraiment Dieu lui-même, le Fils de Dieu descendu du ciel, et qu’il s'est fait homme. On est dans un schéma tout à fait descendant. Ecoutez plutôt ce que nous professons avec le symbole de Chalcédoine. : « Engendré, non pas créé, consubstantiel au Père. Par lui tout a été fait (et sa descente) pour nous les hommes et pour notre salut, il descendit du ciel. Par l'Esprit Saint il a pris chair de la Vierge Marie. »
Il est très clair que notre foi est vraiment que le Dieu transcendant dans son mystère vient habiter au milieu de nous, comme un véritable homme. Eh bien voilà que ce qu'on peut appeler une christologie descendante a été beaucoup contestée, en particulier depuis la fin du XVIII° siècle par les tenants d’une christologie ascendante.
Le Jésus de l’Histoire
Cette magnifique vision d'un Dieu qui descend rejoindre l'humanité a été remplacée peu à peu jusque dans nos consciences, il faut bien le dire, par une autre vision de Jésus comme un homme parmi les hommes, dont on a fini par faire un Dieu. C'était même le titre d'un roman : « L'Homme qui devint Dieu ».
Tout cela commence vers la fin du XVIIIe siècle, en particulier dans les fragments que l'on retrouve après sa mort d’un savant qui s'appelle Raymarus. Finalement dans ses papiers la personne de Jésus telle qu'elle se dessine est celle d'un révolutionnaire plus ou moins raté, dont ses apôtres finissent par faire quelque chose.
Et sans tomber dans de tels excès, il est vrai que depuis le XVIIIe siècle, on s'est beaucoup intéressé à l'humanité de Jésus, à essayer de décrire, comme on le disait, Jésus en son temps.
Et l'espace, si l'on l'ose dire, la distance entre Dieu et l'homme semble être devenue difficilement franchissable pour nos consciences.
Dieu Tout-Autre, Tout-Puissant…
Une autre difficulté que nous rencontrons tient aussi à l'image, j'allais dire psychologique, de Dieu, que nous portons, pour beaucoup d'entre nous. C'est quelque chose que l'on répète en permanence, Dieu est le Tout-Autre. Il est le Tout-Autre. Et nous avons tendance à considérer sa transcendance comme le fait qu'il n'aurait rien à voir, d'une certaine façon, avec le monde. Et en conséquence, le lien entre ce Tout-Autre et la création semble, au mieux, réduit à une pichenette. Au départ il a créé, il a envoyé tout ça dans l'existence, et d'une certaine façon, que tout cela se débrouille tout seul.
Par rapport à cette conception de la transcendance de Dieu comme le Tout-Autre, évidemment le fait qu'il vienne au milieu de nous dans les limites d'une vie humaine, nous paraît inconcevable. Et évidemment ce qu'il y a derrière aussi, c'est une image de la puissance de Dieu. Si on considère la toute-puissance de Dieu, à la manière d'une puissance mondaine, le plus gros truc qui existe, capable de tout écraser, évidemment ce Dieu qui meurt sur la croix ne correspond pas à cette image de Dieu.
L’altérité de Dieu est propre à Dieu
Ce qu'il faut comprendre c'est que lorsque l'on dit que Dieu est « Autre » que la créature, ce mot « Autre » et ce concept d'altérité lui-même doit être divin. Il ne peut pas être autre comme ma main droite est autre que ma main gauche. Je ne peux pas mesurer l'altérité divine. Je n'ai aucun instrument de mesure intellectuelle pour franchir si je puis dire, la distance qui sépare Dieu de l'homme. Si bien qu’il faudrait dire que Dieu est Autre, oui, mais il est autrement Autre, d'une transcendance en quelque sorte redoublée, sur laquelle je n'ai aucun contrôle. Et si donc l'histoire sainte m'apprend que Dieu choisit dans toute sa liberté transcendante, d'être tellement Autre qu'il peut se faire le même. S'il décide au secret de sa providence de s’incarner en un homme, c'est sa liberté. Et prétendre pour des raisons pseudo-rationnelles qu'il ne peut pas le faire, que le Dieu Tout-Autre ne peut pas venir dans la chair, c'est en fait avoir de Dieu un concept encore beaucoup trop étroit.
Incarner, c’est assumer sans transformer
Dire avec l'Église qu’en Jésus-Christ, Dieu s'est fait homme, ne signifie pas qu'il s'est transformé en homme, comme s'il cessait d'être Dieu pour devenir autre chose.
Inversement ça ne signifie pas que Jésus soit un homme dont l'âme aurait été remplacée par l'Esprit divin. Dans ce cas-là il ne serait ni homme ni Dieu mais une troisième chose encore.
Non, en Jésus, l'Eglise confesse Dieu assumant toute la nature humaine, une seule personne, le Verbe divin subsistant, et comme Dieu dans la nature divine et comme homme dans une nature humaine.
Dire : « Jésus est Dieu », est vrai. Dire : « Jésus est né de la Vierge Marie » est vrai. Dire : « Jésus est mort sur la croix » est vrai mais ce n'est pas en tant que Dieu que Jésus est né de Marie ni qu'il est mort sur la croix.
Dire de Jésus qu'il est Dieu et dire de Jésus qu'il est homme, n'est pas dire la même chose et l'un n'implique pas l'autre, même si tous les deux sont vrais.
Il est donc capital de comprendre le dogme de l'Incarnation comme un chef-d’œuvre de ce que les anciens appelaient la docte ignorance « Docta ignorancia ». Je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien. Lorsque je confesse Jésus comme vrai homme et vrai Dieu, je sais par révélation divine que cela est vrai, mais je ne sais pas nécessairement comment cela est vrai.
Rappelons-le nous, la question que Jésus pose à ses apôtres durant son ministère est : « Pour vous qui suis-je ? » et le nom que le Dieu transcendant s'est donné à lui-même lorsque Moïse lui demandait son nom est : « Je suis qui je suis ». Avec son incarnation en Jésus-Christ, Dieu s'est assuré de rester une question posée au plus profond de chacune des existences humaines et toute la foi chrétienne consiste à approfondir cette question.
frère Olivier-Thomas Venard
frère Olivier-Thomas Venard est dominicain et vit à Jérusalem depuis de nombreuses années. Il est membre associé au Laboratoire des Etudes Sémitiques (LESA), Collège de France-CNRS, au titre du programme de recherches bibliques et culturels très innovant qu’il dirige : La Bible en ses traditions. Il est membre des conseils scientifiques du Centre de recherche français à Jérusalem et de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem. En 2017, le pape François l’a nommé consulteur de la Congrégation pour le Culte Divin.
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