3. Le monophysisme, Jésus : Dieu habillé en Homme ?
Au VIIIe siècle, un vent de folie s’abat sur l’Église d’Orient !
A Byzance, on s’en prend aux images saintes qui ornent les églises et les villes. On les a tout à coup en horreur ! Au palais de l’empereur, on détruit une splendide mosaïque représentant Jésus pour la remplacer par une croix nue, une croix sans Christ.
Cette campagne violente est nommée : « l’iconoclasme ». En grec : la « destruction des icônes », c’est-à-dire des « images ».
Cette crise est intéressante, parce qu’elle est l’un des derniers sursauts d’une hérésie fréquente au sujet du Christ. On refuse d’admettre la pleine consistance de l’humanité du Christ.
Vrai homme ?
Jésus est vrai Dieu et vrai homme, dit la foi de l’Église.
Vrai Dieu ? C’est ce que nous avons vu à propos du concile de Nicée, qui répondait à l’hérésie d’Arius. Arius pensait que le Fils de Dieu, dans la Trinité, n’est pas Dieu, mais une super-créature. A cette hérésie, l’Église a répondu que le Fils est « consubstantiel » au Père, c’est-à-dire qu’il n’est pas quelque chose d’autre que ce qu’est le Père. Il est Dieu, « non pas créé », même s’il est quelqu’un d’autre que le Père.
Vrai Dieu, d’accord. Mais vrai homme ?
Le Fils de Dieu s’est incarné, nous dit l’évangile : « Le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous » (Jn 1, 14). Il a pris notre nature humaine, avec tout ce qu’elle comporte. Tout, sauf le péché.
Tout ? Vraiment tout ? Oui, tout ! Un vrai corps humain, animé par une vraie âme humaine, comme chacun de nous :
- Jésus a un corps ? Oui ! Un corps qui grandit. Un corps qui a faim (pensons à son jeûne au désert), un corps qui a soif (pensons à la rencontre de la Samaritaine auprès du puits), un corps qui mange et qui boit (Jésus à Cana, Jésus chez Lévi ou chez Zachée), qui connaît la fatigue et qui dort (Jésus dans la barque), un corps qui endure la souffrance et même la mort (Jésus sur la croix) ; un corps qui ressent le chagrin (Jésus pleure Lazare), la joie (Jésus qui tressaille d’allégresse), l’affection (Jésus qui embrasse les enfants), l’angoisse (Jésus au jardin des Oliviers qui est accablé à l’idée de mourir …)
- Une âme ? Oui ! Une âme qui pense, avec une intelligence humaine, et qui veut, avec une volonté humaine…
Or on a une collection d’hérésies qui nient en totalité ou en partie l’humanité de Jésus.
La première de ces hérésies : le « docétisme » :
En grec, le verbe « dokeô » signifie « sembler », « paraître ». Pour le docétisme, Jésus ne serait un homme qu’en apparence.
C’est une très vieille hérésie. Ignace, l’évêque d’Antioche, qui a été livré aux bêtes dans les jeux du cirque, à Rome, autour de 110, a combattu cette hérésie, en disant : « si le Christ n’était qu’une apparence, à quoi bon verser son sang pour une apparence ? Qui donnerait sa vie pour un fantôme ? »
C’est cette conception de Jésus qui a circulé aussi chez les gnostiques du IIe siècle.
L’apollinarisme
Certains ont bien compris que Jésus n’était pas une simple « apparence » humaine, mais ils n’ont pas cru en la pleine réalité de son humanité. C’est le cas d’Apollinaire, l’évêque de Laodicée, en Asie mineure, dans les années 360.
L’Incarnation, pensait Apollinaire, signifiait que le Christ avait pris un corps humain, mais un corps seulement – un corps sans âme : c’est cette thèse qu’on appelle l’apollinarisme. Pour Apollinaire, le corps humain du Christ était animé directement par le Verbe de Dieu, un peu comme une marionnette de chair dont Dieu le Fils aurait mû directement les membres.
Cette approche repose sur une erreur d’interprétation du mot « chair » dans le célèbre verset de saint Jean : « Le Verbe s’est fait chair ». La « chair » ne désigne pas le corps sans l’âme. C’est une expression qui désigne tout l’être humain, à partir de sa dimension physique. Comme quand on dit, ailleurs dans la Bible : « Toute chair verra le salut de Dieu ».
Cette erreur nuit à la cohérence de l’incarnation et du dessein de Dieu. Si le Verbe de Dieu n’a pris que notre chair sans prendre aussi notre dimension spirituelle – notre âme –, alors notre âme n’est pas sauvée. C’est l’axiome théologique : « Ce qui n’est pas assumé n’est pas sauvé ». Or s’il y a quelque chose à sauver dans notre humanité pécheresse, c’est bien notre âme dans sa dimension spirituelle, ou notre cœur, comme l’appelle plus volontiers la Bible. C’est là que tout se joue dit Jésus. C’est là que naissent nos mauvaises pensées et nos mauvais désirs, qui rejaillissent ensuite sur notre corps comme dans une caisse de résonance.
Pour que nous soyons sauvés par l’Incarnation du Verbe, il faut donc que ce mystère engage tout notre être, corps et âme. Pas le corps seulement ! L’apollinarisme est condamné en 381, au concile de Constantinople.
Le monophysisme : « une goutte d’eau dans l’océan »
Dans l’hérésie d’Apollinaire, c’est seulement l’âme humaine de Jésus qui manque. Elle a été comme court-circuitée par la divinité du Verbe.
Cette idée va prendre une tournure plus radicale au siècle suivant. Un moine de Constantinople – Eutychès – enseigne que dans le Christ, la nature humaine de Jésus a été absorbée dans la divinité de sa personne. « Comme une goutte d’eau dans l’océan », dit Eutychès.
Résultat : il ne reste que la nature divine ! Une seule nature, donc. En grec, cela se dit « monophysisme ». Cette hérésie va être condamnée au concile de Chalcédoine, en 451, grâce à l’enseignement de saint Léon, l’évêque de Rome.
Le monoénergisme et le monothélisme
En approuvant l’enseignement de saint Léon, le concile de Chalcédoine insiste sur le fait que dans le Christ, il y a deux natures unies, mais distinctes : la nature divine du Verbe, et la nature humaine que le Verbe de Dieu a assumée personnellement. Malgré cette insistance, la tendance à nier la nature humaine de Jésus continue de trainer en Orient.
Elle resurgit au VIIe siècle. Cette fois-ci, ce n’est plus tellement sur la « nature » humaine que porte l’erreur – autrement dit sur « ce qu’est » l’homme Jésus —, mais sur ses actes, ses opérations, ce qu’on appelle en grec ses « énergies ».
Puisque le concile de Chalcédoine a défini qu’il y a bien une nature humaine en Jésus, impossible de le nier. Mais on peut toujours dire que cette nature n’agit pas, n’opère pas. Bref, que la nature humaine de Jésus est court-circuitée, là encore, par la divinité du Verbe. Dans ce cas, les actes de Jésus, ne sont pas les actes d’un homme, mais les actes de Dieu seulement.
Et puis, si cette nature humaine n’agit pas, alors ses facultés ne fonctionnent pas non plus. Dans le Christ, donc, il n’y a pas de volonté humaine, mais seulement la volonté divine : c’est le « monothélisme » (en grec, « une seule volonté »).
L’Église va répondre à cette paire d’hérésies (monoénergisme et monothélisme) par le Concile de Constantinople III, en 681. Elle va souligner que s’il y a bien une nature humaine en Jésus, alors, en conséquence, cette nature est pleinement consistante et agissante. Grâce à l’enseignement de saint Maxime le Confesseur, l’Église va définir que le Christ pose des actes humains, et qu’il les pose en homme libre, qui fait fonctionner sa volonté et son intelligence. Bref, que le Christ exerce une volonté humaine, parce qu’il est vraiment homme, en même temps que la volonté divine, parce qu’il est vraiment Dieu.
L’iconoclasme
C’est dans la ligne de toutes ces hérésies qui n’accueillent pas vraiment l’humanité du christ que se situe la dernière d’entre elles : l’iconoclasme, au VIIIe siècle.
Le raisonnement des iconoclastes reposait sur l’interdiction de représenter Dieu. La Bible, c’est vrai, est formelle :
Ex 20, 3-4 : Tu n’auras pas d’autres dieux en face de moi. Tu ne feras aucune idole,
aucune image de ce qui est là-haut dans les cieux, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux par dessous la terre.
Bien vu ! Mais qui a dit qu’on représentait la nature divine dans les images du Christ ?
Heureusement, loin de la cour impériale, il y a un saint prêtre, Jean de Damas, ou Jean Damascène, qui pense bien ! À partir du moment où le Fils de Dieu s’est fait homme, explique-t-il, pourquoi ne pas représenter l’humanité de cet homme ? Certes, la nature divine du Verbe de Dieu est invisible, insaisissable, incompréhensible.
Mais la personne qu’est l’homme Jésus n’est pas quelqu’un d’autre que le Verbe, le Fils éternel du Père dans la Trinité. Les traits humains de Jésus sont donc les traits du Verbe en personne.
Pas question, bien sûr, de représenter la divinité comme telle. On la suggère en mettant de l’or, en inondant l’image de lumière, de telle sorte qu’elle paraisse provenir de l’intérieur.
Refuser de représenter le Christ sous prétexte qu’il est interdit de représenter Dieu, c’est nier, encore une fois, le réalisme de l’Incarnation. Grâce à l’enseignement de Jean Damascène, l’Église va triompher de l’iconoclasme : au Concile de Nicée II, en 787. Depuis lors, les représentations du Christ abondent ! Elles nous bouleversent parce qu’elles disent à la fois la vraie humanité et la vraie divinité de Jésus.
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