8. Acceptez le mal en vous… (?)
L'Evangile le dit bien : nul n'est bon que Dieu seul. Un homme, une femme ne peuvent être totalement bons, purs de tout mal. Si Dieu est totalement bon, alors devons-nous nous sentir coupables du mal qui est en nous ?
Au XXe siècle, le célèbre psychiatre suisse Carl Jung aimait s'entretenir avec son ami dominicain anglais Victor White sur ce sujet. Frère Filip-Maria Ekman, frère suédois, formé aux États-Unis, nous rapporte leurs échanges puis nous fait rencontrer la mystique dominicaine Catherine de Sienne (XIVe siècle) : cette sainte nous invite à mieux nous connaître, en toute vérité, avec nos ombres et nos lumières.
Peut-on être totalement bon, purement bon ? Quelqu’un qui dit qu’il est toute bonté, pur de tout mal, est-il vraiment sain ? Or n’est-ce pas ce qu’on dit de Dieu ? Dieu n’aurait-il pas besoin d’une bonne psychanalyse ?
Et je dirais même plus : ça nous sert à quoi d’avoir un Dieu idéal et hors de portée ? N'est-ce pas la porte à toutes les culpabilités et à tous les scrupules ? Si Dieu est totalement bon, alors tout ce qui ne va pas, devrait être de notre faute ?
Le dominicain et le psychologue
C’est le genre de questions que le grand psychanalyste Carl Jung posait à son bon ami, le dominicain anglais Victor White. Ils cherchaient tous les deux un moyen de guérir l’âme humaine, déchirée par le mal abyssal que l’Humanité avait connu au début du XXe siècle. Ils auraient pu être des partenaires idéals pour cette quête.
Jung donnait beaucoup de sens au discours religieux, à ses symboles et à ses mythes. Alors que Freud pensait que le religieux était la conséquence d’un dysfonctionnement psychologique, Jung croyait qu’il était l’expression d’archétypes inscrits au plus profond de l’inconscient collectif. Jung pensait que la guérison et le progrès psychologique pourraient venir à travers une réappropriation de l’héritage chrétien et biblique.
Le psychologue et le dominicain ont d’abord été de bons amis, mais leur relation s’est dégradée lorsqu’ils ont commencé à parler de Dieu comme étant le Bien Suprême, le « Summum bonum » et du mal comme étant la privation de bien.
La Bible est-elle une thérapie pour Dieu ?
En résumé, Jung attribuait les souffrances psychologiques des européens à leur incapacité à intégrer leur côté obscur, le mal qui existe dans leur personnalité. Plutôt que d'accepter le mal qui réside en eux, ils le rejettent. Plutôt que d’accepter la réalité du mal, il est bien souvent projeté sur d’autres personnes. Et pour comprendre la raison de ce refus d’assumer le mal, Jung remonte jusqu’aux idées de Dieu comme souverain bien et du mal comme privation du bien et de l’être.
Jung pensait que Dieu avait besoin de suivre une thérapie. En fait, dans sa “Réponse à Job” (1953), Jung affirmait que la coexistence du bien et du mal dans la psyché humaine, telle qu’on la voit dans le livre de Job, laisse entendre une coexistence du bien et du mal en Dieu. Pour lui, le psychisme divin est comme le psychisme humain.
C’est là que ça devient bizarre pour un chrétien moyen : pour Jung, la Bible est le témoin de la thérapie de Dieu. Le Dieu de Job et de l’Ancien Testament nie complètement le côté obscur de sa personnalité. C’est pour ça qu’il laisse Job souffrir. Mais Job refuse de jouer ce jeu et c’est ce refus moral qui choque Dieu, qui le réveille. Et finalement, c’est à cause de ce choc que Dieu décide de s’incarner en Jésus Christ, pour le sauver lui-même, pour demander pardon à l’humanité ! A la fin, Dieu acceptera que même en lui il y a de l’obscurité, et c’est le seul chemin vers l’harmonie ultime.
Alors ! Vous trouvez ça bizarre ? Eh bien ! Son ami dominicain aussi trouvait cette idée très bizarre.
Le bien, une plénitude de créativité
Même s'il se trompe sur la nécessité d'intégrer le mal dans notre image de Dieu, Jung dit ici quelque chose d'important. Pour beaucoup de gens, l'idée d’une bonté comme lumière pure, sans ombre, semble impossible voire irréelle. Nous n’en faisons pas l’expérience : un bon comme ça semble être quelque chose d’abstrait et sans vie, ennuyeux… C’est ennuyeux comme pourrait l’être pour nous un Jésus qui n'a jamais détourné son regard du Père, jamais péché, cela peut sembler moins humain à nos yeux. Nous devons donc retrouver le sens du Bien comme d’une aventure. Le Bien n’est pas une perfection figée, c’est une plénitude de créativité et d’infinie nouveauté.
Jung nous aide à comprendre les conséquences que peuvent avoir nos idées sur notre vie. Penser le mal comme une privation de bien, peut laisser entendre que le mal n’existe pas vraiment. Et cela peut nous empêcher de voir le mal dans notre vie. Or le mal est un sujet sérieux qui concerne tout le monde. Il y a du chaos en nous qui doit être transformé dans l’image du Christ.
Catherine de Sienne comme conciliatrice ?
En fait, ce n’est pas parce qu’on croit que Dieu est purement bon et que le mal est une privation de bien, que l’on ignore les obscurités de notre psyché et de notre âme.
On peut croire en la bonté de Dieu, tout en connaissant nos obscurités intérieures. La tradition chrétienne nous encourage à cette connaissance de soi, en toute vérité.
Dans ce domaine, la dominicaine Catherine de Sienne est un grand maître. Elle répétait souvent à ses amis :
« Ne craignez pas votre ombre ! » (Letre 124, à Matteo di Fazzio dei Cenni, Cerf, tome 4, p. 40)
Avec une grande finesse psychologique, elle identifiait les mêmes dangers que Jung. Quand nous ignorons nos obscurités, nous avons tendance à les projeter sur ceux qui vivent autour de nous, et ainsi, nous risquons de détruire nos communautés.
Catherine nous dit que nos peurs cachées et réprimées doivent être apportées à la lumière et partagées.
« Ne les cachez pas (...). N’ayez pas peur, et montrez chacune de vos infirmités au médecin de notre âme, avec l’espérance du sang du Christ. » (Lettre 287, à Niccolò di Nanni, Cerf, tome 6, p. 135)
Il est important de reconnaître ouvertement et avec honnêteté nos propres obscurités, celles que nous projetons trop souvent sur les autres. Le seul moyen d'avancer, c’est la connaissance de soi en Dieu.
« Ainsi, donc, toi, moi et les autres, appliquons-nous à nous connaître parfaitement, afin de connaître plus parfaitement la bonté de Dieu. Éclairés par sa lumière, nous renoncerons à juger le prochain ; nous éprouverons une compassion sincère… » (Lettre 65, à Daniella d’Orvieto ; Cerf, tome 5, p. 205)
Pour Catherine, comme pour Jung, l’obscurité intérieure n’est pas une question purement intellectuelle. Tous deux vivaient la violence et l’horreur en leur temps. Ils devaient affronter la question de la réalité du mal dans le monde, et de l’implication horrible de l’homme dans ce mal.
Catherine voyait Dieu comme la lumière, et pourtant, elle ne montrait dans ses écrits ni dans ses discours aucune crainte ou hésitation, mais du courage et de l’humilité. Elle reconnaissait ouvertement ses propres ombres et ce qu’elle appelait « l’obscurité de la connaissance de soi ». Catherine veut que nous comprenions que si nous ne voyons pas nos propres obscurités, nous ne pouvons connaître l’amour et la lumière de la divine bonté.
frère Filip-Maria Ekman
Frère Filip-Maria est, en 2021, frère étudiant au couvent de Lyon. Il est suédois et a étudié la théolgie en Suède et aux Etats-Unis avant d'entrer dans l'Ordre.
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