3. La gourmandise
« La gloutonnerie, c’est pas bien ! », c’est ce que tout le monde dit. On connait tous la caricature du moine bien rond, qui aime bien manger… Et on ne se prive pas d’en rire !
Alors, l’acte de gourmandise, on connaît, c’est le fait de “craquer”, de se laisser tenter par les bonnes choses… Et pourtant, non, ce n’est pas vraiment ça, les choses bonnes sont faites bonnes par Dieu, donc elles sont faites pour être mangées et savourées avec plaisir.
Et en fait, les adversaires de Jésus s’y sont trompés aussi ! Ils accusaient Jésus lui-même d’être glouton !
Le Fils de l’homme est venu ; il mange et il boit, et vous dites : “Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des publicains et des pécheurs.” (Luc 7, 34)
Qu’est-ce que la gourmandise ?
Alors, qu’est-ce que la gourmandise ? C’est manger de manière désordonnée. C’est la définition de saint Thomas, au XIIIe siècle.
De manière désordonnée, ça veut dire quoi ? Ça veut dire soit trop, soit pas assez, en tout cas, pas ajusté à la vertu contraire à la gourmandise. La vertu qu’il faut chercher, c’est la tempérance : c’est à dire un équilibre guidé par la raison… une modération.
La gourmandise, c’est donc manger mal. Et manger mal, d’abord, c’est manger trop. C’est ce que dit la sagesse biblique, dans cette citation « poétique » du livre du Siracide (31,20) : « À régime sobre, bon sommeil, on se lève tôt, on a l'esprit libre. L'insomnie, les vomissements, les coliques, voilà pour l'homme intempérant. »
Plus profondément, c’est le fait de se laisser déborder. Se laisser contrôler par son désir de manger.
On peut être gourmand à cause de ce qu’on désire manger : par exemple manger quelque chose de trop coûteux vu les circonstances (du champagne à tous les repas). Et on peut aussi être gourmand à cause de la manière dont on mange : en mangeant tout le temps, ou sans respecter la nourriture ni ceux qui la servent. (Somme Théologique, IIa IIae, Qu. 148, art. 4)
Alphonse de Liguori à l’époque baroque, exhortait même les religieuses à manger sans jamais se plaindre de ce qu’il y a dans son assiette ou de la manière dont cela est préparé. C’est une manière de manger comme si c’était Dieu qui nous servait, en action de grâce continue (La Religieuse, I, 10).
La nourriture comme idole
Alors la tempérance, c’est un équilibre guidé par la raison. Donc pour éviter la gourmandise, il suffirait de savoir se maîtriser, se contrôler ?
Peut-être qu’il faut savoir se maîtriser, peut-être que c’est une question de maîtrise de soi. Mais pas seulement. Il ne faut pas que la maîtrise prenne toute la place : il ne faut pas que les règles diététiques deviennent le centre de notre vie. La gourmandise peut être un excès de nourriture, mais aussi un excès de règles sur la nourriture.
On connaît tous l’effet de « yoyo » : un jour, on mange très peu, on se contrôle, le lendemain on mange énormément pour compenser. Dans les deux cas, on a mis la nourriture au centre, au lieu de se préoccuper de manger avec cœur !
Ainsi, qu’on aime bien les bonnes choses… ou qu’on suive une diététique stricte, on peut tomber dans le péché de gourmandise. Notre rapport à la nourriture devient peccamineux si manger devient plus important pour nous qu’aimer Dieu et notre prochain.
Et ce genre de chose arrive : saint Paul le dit « Ils vont à leur perte, leur dieu, c’est leur ventre ! » (Philippiens 3,19). Saint François de Sales le dit de manière plus positive : nous ne vivons pas pour manger, mais nous mangeons pour vivre (cité par Alphonse de Liguori dans La religieuse)
Au tout début de sa vie publique, après son baptême, lorsque Jésus est au désert et qu’il jeûne, la première tentation du diable concerne la nourriture. Matthieu, 4,3 : « Et, s'approchant, le tentateur lui dit : " Si tu es Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains. " » Le problème ce n’est pas que Jésus mange, ce serait qu’il utilise un pouvoir démesuré pour manger. D’ailleurs, les anges lui donnent à manger, après.
Que faire ?
La gourmandise est surtout grave, parce qu’obnubilé par la nourriture, on oublie Dieu. On oublie de recevoir toute nourriture comme un don. Alors, que faire contre la gourmandise ?
Ayons faim de Dieu !
Pour Cassien, père du désert dans l’Antiquité, qui a eu une grande influence sur les moines d’Occident, il n’y a pas une seule recette. Il n’y a pas qu’une seule recette, parce que nous n’avons pas le même corps, la même force, la même habitude. Et donc ce qu’il préconise, c’est de goûter la contemplation, de goûter la présence de Dieu. Il s’agit de toujours trouver son plaisir en Dieu, ça détourne des plaisirs de la bouche. Ça au moins, ça vaut pour tout le monde.
En termes contemporains : on mange de manière désordonnée pour compenser l’absence de saveur de la vie, le stress, que sais-je... Mais pour ajouter un peu de saveur à la vie, rien de tel que retrouver la contemplation de Dieu !
Et justement, la réponse de Jésus au désert est magnifique : « Mais il répondit : " Il est écrit : Ce n'est pas de pain seul que vivra l'homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ". » (Matthieu 4, 4) D’une certaine manière Jésus nous dit que la nourriture spirituelle est aussi importante que la nourriture corporelle.
Ayons faim de l’eucharistie !
Pensez un instant à ce que c’est que manger : cette étonnante opération par laquelle j’intègre dans mon corps des choses extérieures. Je les consomme, je les fais disparaître. J’exerce un pouvoir complet sur quelque chose, c’est une expérience rare !
Dans le même temps, je sais que cette nourriture que j’ai, est ultimement un don de Dieu. Je sais qu’en la savourant, je rends grâce à Celui qui l’a mise sur Terre pour moi. Que je bénéficie du fruit de l’attention de ceux qui ont produit et cuisiné cette nourriture. En savourant, je passe de l’acte de contrôle sauvage à une prise de conscience de la saveur de ce que je mange, et de la bonté de Dieu pour moi.
Concrètement, c’est difficile d’y penser à chaque fois. Le benedicite au début du repas et l’action de grâce sont une très bonne habitude pour y penser, surtout quand je suis tout seul !
Et maintenant, pensez à l’eucharistie. Si vous avez l’habitude de manger sans réfléchir, le moment où vous communiez sera comme un rappel de votre propre puissance de consommer. Mais Jésus se livre entier à notre pouvoir, et demande que nous mangions son corps ! Est-ce que ça ne vaudrait pas le coup d’apprendre à vivre ce mystère dans l’action de grâce dans notre vie de tous les jours ?
Désirer trop manger vient souvent d’un oubli de désirer Dieu. Alors, désirons sa parole, son eucharistie, la relation avec lui… Soyons gourmands de Dieu !
frère Alban Vallette d'Osia
En 2020, frère Alban est frère dominicain, ayant fait des vœux temporaires.
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