8. Aimer forge le caractère
Jeanne d’Arc n’a jamais fréquenté les bancs des facultés de théologie… et elle n’a jamais suivi les modules de Théodom. Et pourtant, sur le sujet des vertus théologales et de l’économie de la grâce, elle en connaissait un rayon.
Pendant son procès, en 1431, on lui a posé la question : « Savez-vous si vous êtes en la grâce de Dieu ? » La question aurait pu être posée ainsi : « Avez-vous la charité ? » Et Jeanne de répondre : « Si je n’y suis, Dieu m’y mette ; et si j’y suis, Dieu m’y tienne. »
Ne voyons pas dans la réponse de Jeanne seulement la marque de son humilité : voyons-y aussi la marque d’une grande intelligence des choses de Dieu. Elle avait compris que la présence du Saint-Esprit en elle rejoint le domaine du plus intime, du plus secret et du plus insaisissable. Nous parlons là de choses qui se situent sur un autre plan que celui de la nature !
Vertus humaines et vertus théologales
Mais alors se pose une nouvelle question ! S’il est vrai que les vertus théologales sont si différentes des vertus morales, s’il est vrai que les vertus théologales échappent pour ainsi dire à bien aux lois qui gouvernent les vertus en général, pourquoi avoir rassemblé vertus théologales et vertus morales sous une seule tête de chapitre, dans un unique édifice de pensée ?
Ce serait finalement beaucoup plus simple de diviser les choses en deux parties. D’une part les vertus morales, qui sont les bonnes vieilles vertus, les vraies vertus, et on va faire de la morale ; d’autre part on traitera ailleurs, autrement, de la foi, de l’espérance et de la charité, de la présence de Dieu dans le cœur des hommes, ces choses spirituelles qui trouveront place dans un exposé ou un cours de théologie spirituelle, de spiritualité. Et c’est d’ailleurs comme ça qu’on a procédé pendant longtemps. Et on comprend très bien pourquoi. C’est beaucoup plus facile.
Pour rassembler en un seul ensemble ces pièces qui semblent si disparates, il faut faire un effort. Et comme on n’aime pas faire des efforts pour rien, on peut s’interroger sur la motivation qui porte cet effort, sur le but poursuivi. Qu’est-ce que ça apporte, finalement, de construire cet édifice de vertus morales et théologales ? Cet effort n’est pas vain. Ce n’est pas seulement un jeu intellectuel. En fait c’est en faisant cet effort qu’on met en lumière le visage singulier de la morale et de la spiritualité chrétienne, tel que le concevait S. Thomas d’Aquin.
Une seule finalité
Il s’agit d’abord – premier enjeu – de mettre en lumière la finalité propre de la vie chrétienne. La tradition chrétienne a assumé l’héritage de la philosophie grecque, en accueillant l’idée que la réflexion éthique est fondamentalement une réflexion sur le chemin du bonheur, le chemin de la sagesse, le chemin de l’accomplissement personnel. Soit. Et l’exercice de la vertu est le moyen par excellence de cheminer dans la liberté vers un accomplissement de soi. Seulement les chrétiens ne donnent pas le même contenu à l’idée du bonheur ou à l’idée de l’accomplissement personnel que les philosophes stoïciens par exemple. En christianisme, le vrai bonheur porte un nom propre : le nom de béatitude. Le chrétien aspire plus que tout à voir Dieu, à le connaître, à vivre de Lui, avec Lui, en Lui. Il sait, il croit que Dieu seul est capable de répondre pleinement, parfaitement, à l’aspiration de l’homme au bonheur. « Ton amour vaut mieux que la vie », chante le psalmiste. « Comme par un festin je serai rassasié. »
Si le chrétien aspire à voir Dieu et à le connaître et que c’est ça le but ultime de son existence, c’est donc que les vertus qui se rapportent à Dieu vont jouer un rôle pré-éminent, un rôle fondateur. Je peux aspirer comme chrétien à vivre dans la tempérance, c’est-à-dire dans un usage raisonné et maîtrisé des appétits de la chair… très bien, mais c’est pas du tout la finalité de ma vie. Ça n’est pas l’essentiel. C’est important, et nécessaire sans doute, mais : devenir libre à l’égard des mouvements de la chair vers les biens terrestres n’a de sens que pour aimer, connaître et servir Dieu. Le triptyque des vertus théologales n’est donc certainement pas un appendice à l’édifice des vertus morales. Comme si on avait ajouté un étage à une construction déjà existante. Au contraire les vertus théologales constituent les fondations d’un nouvel édifice. C’est ce qu’exprime le Catéchisme quand il dit : « Les vertus théologales fondent, animent et caractérisent l’agir moral du chrétien » (Catéchisme de l’Eglise Catholique, §1813). Le chrétien est appelé à être un homme (ou une femme) de foi, d’espérance et de charité. Le catéchisme ajoute : « Les vertus humaines s’enracinent dans les vertus théologales » (Catéchisme de l’Eglise Catholique, §1812). Rien d’étonnant, donc, saint Thomas inaugure son exposé détaillé sur les vertus en considérant les vertus théologales.
Des modèles
Une deuxième chose : en reprenant à son compte l’éthique grecque des vertus, le christianisme accueille l’idée que la question morale par excellence est une question de caractère : la question de la formation du caractère. Autrement dit une question biographique. Comment devenir celui (ou celle) que je suis appelé à être ? Comme la philosophie grecque, l’éthique chrétienne de la vertu va offrir des modèles à imiter : des modèles de vertu. Alors non pas le modèle du valeureux guerrier, non pas le modèle du sage stoïcien ou du spationaute… mais une foule de modèles – les saints – rassemblés autour du modèle par excellence : Jésus, le Christ. Oui, il y a une forme particulière d’excellence qui fait la marque du chrétien, un caractère propre au chrétien.
En mars 2022, dans les colonnes du journal La Croix, on lisait la tribune d’Éric Morain, avocat des parties civiles au procès de l’attentat de S. Étienne-du-Rouvray, qui a coûté la vie au P. Hamel. Un procès hors-normes pendant lequel les parties civiles ont bouleversé la cour. Roseline Hamel, Mgr Lebrun, à plusieurs reprises, ont manifesté en actes une active charité à l’égard des accusés et de leurs familles. « Tous les acteurs de ce procès hors norme, écrit Me Morain, de l’escorte policière aux juges, en passant par les avocats et les procureurs antiterroristes, ont été littéralement saisis par ces moments. Moments de grâce assurément. » Ce qui s’est manifesté à ce moment-là, c’est une manière particulière de vivre, une manière de vivre qui tient sa particularité d’une relation vivante à Dieu.
Être et agir
L’éthique des vertus, enfin, présente un autre trait qui mérite d’être souligné, parce qu’il est assumé par la tradition chrétienne. Cette éthique propose une articulation forte entre l’être et l’agir. C’est en forgeant qu’on devient forgeron, dit le dicton. C’est en s’exerçant à agir bien qu’on grandit en vertu. C’est en posant des actes de charité qu’on se dispose à recevoir la grâce de la charité. Je ne suis pas seulement ce que je fais, mais pour connaître quelqu’un, c’est plutôt un bon début que de commencer par regarder comment il agit. Nos actions sont l’expression de notre être et ont un retentissement sur ce que nous sommes. Nous sommes pour une bonne part ce que nous faisons et ce que nous faisons fait ce que nous sommes. Ça peut nous arriver à tous de poser des actes en dissonance avec ce que nous sommes profondément. Nous pouvons agir de manière aberrante, mais nous ne pouvons pas agir habituellement de manière aberrante. Si nous agissons mal de manière habituelle, c’est que nous avons laissé un vice prospérer en nous.
L’éthique chrétienne des vertus assume cette exigence de cohérence entre l’être et l’agir. Et c’est d’ailleurs pour cela que nous aimons les histoires des saints ou les récits des Évangiles. Je n’ai aucun accès au for intérieur de S. Dominique. Je ne dispose que de récits biographiques, qui font état de sa manière d’être, sa manière d’agir… de ce qu’il a dit et de l’empreinte qu’il a laissée dans le monde et dans les cœurs, par son action. La morale des vertus me dit que ces récits sont une porte d’entrée sûre pour comprendre
qui était saint Dominique, quel apôtre, quel prêcheur, quel disciple il a été. La voie de l’imitation est aussi une voie de conformation, qui rend ma propre vie un peu plus ressemblante à la sienne.
frère Lionel Gentric
Frère Lionel Gentric s'est spécialisé en morale chrétienne. En 2023, il vit au couvent de Strasbourg. Après avoir remplis des missions importantes au pèlerinage du Rosaire, il s'investit aux éditions du Cerf.
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