4. La vertu : le bien par plaisir
Probablement jamais aucun joueur de tarot à 4 ne s’est trouvé avec une main de 18 cartes identique à celle qu’un autre joueur aurait déjà tiré dans toute l’histoire de ce jeu de cartes. Des combinaisons de 18 cartes tirées d’un jeu de 78, il y en a plus de 200 millions de milliards.
La vie humaine est infiniment plus complexe qu’un jeu de tarot. Les situations que nous traversons au fil de notre vie sont toujours, de quelque manière, uniques. Est-ce pour autant que l’on ne peut rien dire de la bonne manière d’agir ou des écueils à éviter ? Certainement pas !
Les règles de vie
D’abord, dans la vie, comme au tarot, il y a des règles. Au tarot, elles tiennent sur un feuillet recto-verso. Dans la vie, la règle du jeu tient en un petit nombre de lois morales, l’interdit du meurtre, l’interdit de l’inceste, l’interdit du mensonge, l’interdit du vol… Je n’entre pas davantage dans le détail ; ce n’est pas mon propos. Précisons cependant que cette règle du jeu est naturellement accessible à la raison. Dans les plus grandes lignes, elle est communément admise. C’est une loi naturelle. Par ailleurs, elle recouvre largement le Décalogue, c’est-à-dire les dix commandements donnés par Dieu à Moïse, que saint Thomas d’Aquin désigne comme la « loi ancienne », qu’on appelle aussi joliment la « loi mosaïque » en référence à Moïse. Voilà pour les règles du jeu.
Quand le bien devient naturel
La partie de tarot commence. Certains esprits très juridiques examineront peut-être la partie uniquement pour vérifier que tout se passe conformément aux règles du jeu. En compétition, il y aura peut-être des juges désignés à cet effet. Mais il y a naturellement un autre regard qu’on peut porter sur la partie : c’est le regard de celui qui cherche à apprécier la qualité du jeu, le degré de maîtrise des joueurs, leur habileté à se tirer des mauvaises passes et à tirer le meilleur parti de la main qui leur a été donnée. Et là, il sera moins question de chance que du niveau des joueurs. Être un bon joueur de tarot, ça s’apprend. Nul n’est né naturellement bon joueur de tarot. Il y a des réflexes à acquérir, tout un savoir-faire, jusque dans l’anticipation des mouvements des autres joueurs. C’est à cet endroit que le jeu prend place, vraiment.
Dans notre vie morale, dont je vous ai déjà dit qu’elle se confond dans la pensée de saint Thomas avec notre vie spirituelle, il en va de même, d’une certaine manière. Il faut que j’arrête de vous parler du tarot parce que l’analogie est quand même très pauvre et très limitée. Mais dans la vie humaine, une fois qu’on a posé les principales règles du jeu, les points de repère qui délimitent le champ du possible, eh bien le champ du possible reste encore extrêmement vaste.
Et dans cet espace des possibles, l’homme vertueux va manifester une habileté, une facilité, une aisance pour s’orienter, pour se mouvoir, pour faire le bien, une excellence pour poser des actes bons… Le bien est devenu pour lui comme une seconde nature. Le bien lui est devenu naturel. Et pour couronner le tout, accomplir le bien avec facilité et avec goût, procure à l’homme vertueux une joie particulière qui est pour lui comme une signature, une marque de ratification et un encouragement à persévérer dans le bien, et même à amplifier encore, s’il est possible, le mouvement vers un bien plus grand encore.
La vertu, définition
En tout ce que je vous dis là, il n’y a rien que de très traditionnel. S. Thomas reprend ici l’enseignement d’Aristote. Une vertu est, en nous, une disposition habituelle qui nous presse à faire le bien.
Allez, revenons un instant à nos joueurs de tarot : vous avez déjà rencontré un bon joueur de cartes qui se décide en début de partie à jouer mal ? Quelle drôle d’idée ! Un bon joueur de tarot ne trouve d’intérêt et de plaisir dans le jeu qu’à jouer bien ! Il sait bien jouer. Quel intérêt y aurait-il à agir au mépris de ce savoir-faire ? Il a conquis une forme supérieure de liberté, il voit plus loin, il voit juste. Mal jouer n’aurait aucun sens. Tout comme un bon musicien ne trouve son accomplissement et sa véritable liberté que dans le déploiement de son talent. Tout comme l’athlète de haut niveau ne vise qu’à perfectionner encore sa pratique sportive. Que le bien soit devenu pour l’homme vertueux une seconde nature n’entrave absolument pas sa liberté, bien au contraire ! Quel bonheur que de ne pas même hésiter entre le bien et le mal, par la force de l’habitude !
La vertu, une habitude ?
J’introduis ici un terme dont l’utilité est controversée quand on parle de la vertu : le terme d’habitude. Beaucoup de théologiens moralistes sont réticents à utiliser le mot. Pourquoi ? Parce le mot habitude peut laisser penser à une répétition un peu mécanique, un peu fade, d’actes qui en viennent à perdre même leur signification à force d’une répétition irréfléchie, mécanique. J’ai l’habitude de prendre mon café sans sucre. J’ai l’habitude de participer à l’office de tel côté du choeur de l’église. Je n’y pense même plus, c’est automatique. Alors oui, effectivement, le mot habitude rend assez mal compte, en français, du dynamisme de la vertu et du vice. La vertu qui donne l’élan vers un bien plus grand ; le vice qui pousse au contraire toujours plus bas. Une habitude renvoie souvent à une réalité statique, uniforme… et « l’ennui naquit un jour de l’uniformité ». Mais une fois qu’on est averti, comme vous l’êtes maintenant, du danger d’accorder trop de poids à ces connotations, il faut dire aussi que le mot français « habitude », d’abord est la traduction la plus évidente du latin habitus, qui désigne exactement ce que je cherche à décrire quand je vous parle de la vertu, de l’élan qu’elle procure, mais aussi du vice et de la spirale dans laquelle il enferme. Et il y a effectivement l’idée, chez Aristote comme chez saint Thomas, que la répétition d’actes bons contribue à la formation puis à l’accroissement de la vertu, de même que la répétition d’actes mauvais entraîne la naissance puis la consolidation du vice. L’habitude a une force. Et je crois qu’on aurait tort de tenir pour négligeable la part de l’habitude dans notre vie. Une grande partie de ce que nous faisons de nos journées nous est habituel.
L’ascèse de saint Dominique lui était habituelle. Était-elle pour autant moins méritoire ? Non. Jourdain de Saxe écrit au sujet de Dominique : « Il avait l’habitude très fréquente de passer toute la nuit en prières. » Nul n’entend ici de connotation négative. Jourdain parle ici d’un homme ardent, familier de la prière, continuellement présent à son Seigneur et qui trouve dans la prière nocturne sa joie. Il faut évidemment ranger cette habitude de Dominique au nombre de ses vertus.
Pour aller plus loin :
frère Servais Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne, sa méthode, son contenu, son histoire, Fribourg, Presse Académique, Paris, Cerf, (1985) 2007
frère Jean-Marie Gueullette, Pas de vertu sans plaisir, Paris, Cerf, 2016.
frère Lionel Gentric
Frère Lionel Gentric s'est spécialisé en morale chrétienne. En 2023, il vit au couvent de Strasbourg. Après avoir remplis des missions importantes au pèlerinage du Rosaire, il s'investit aux éditions du Cerf.
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