2. Ce que Marie nous dit de Dieu
Avez-vous remarqué que l’ange Gabriel ne dit pas « Je te salue Marie ». Le nom qu’il donne à Marie, c’est un nom énigmatique : « comblée de grâce », ou, pour reprendre notre traduction traditionnelle, « pleine de grâce ».
« Pleine de grâce »
Ce nom, une nouvelle fois, n’est pas banal. Marie, d’ailleurs, semble gênée par cette salutation qui la met comme sur un piédestal.
« À cette parole, elle fut toute bouleversée, et elle se demandait ce que pouvait signifier cette salutation. » (Luc 1, 29)
Humble comme elle est, ce n’est sans doute pas si facile pour elle d’entendre un tel compliment. C’est comme si l’ange, en utilisant ce nom, disait à Marie qu’elle a quelque chose de plus que lui. Habituellement, dans la Bible, ce sont les hommes qui s’inclinent, voire se prosternent, devant les anges. Ici, on a l’impression que les rôles s’inversent, comme l’a remarqué saint Thomas d’Aquin dans son commentaire du « Je Vous Salue Marie ». Gabriel vient du Ciel. C’est lui que Dieu a envoyé auprès du prêtre Zacharie, le futur papa de Jean-Baptiste. Quand il se présente à Zacharie, Gabriel lui dit :
« Je suis Gabriel et je me tiens en présence de Dieu. J’ai été envoyé pour te parler et pour t’annoncer cette bonne nouvelle. » (Luc , 1, 19)
Eh bien, Gabriel a beau contempler la face de Dieu et se tenir en sa présence, quand il salue Marie, il lui donne un titre exceptionnel et plein de respect : « comblée de grâce ». Les artistes ont souvent représenté cette admiration de l’ange pour Marie en le montrant incliné ou même agenouillé devant Marie, « la pleine de grâce ».
D’ailleurs, comme le remarquait Origène dès le IIIe siècle en Égypte, ce nom est d’une originalité absolue. On ne le trouve nulle part dans la Bible ! Et quand on sait qu’Origène est considéré comme le père de l’exégèse – le fondateur de la science biblique – on peut penser que c’est un argument qui a du poids. Bref, c’est dire, que Marie est quelqu’un d’exceptionnel aux yeux de l’ange Gabriel.
Si l’on en croit la Bible de Jérusalem, le mot grec kecharitoménè signifie littéralement : « tu es celle qui as été remplie et qui demeure remplie de la faveur divine ». L’ange le dit autrement quand il invite Marie à ne pas avoir peur : « Sois sans crainte, Marie, car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. » (Luc 1, 30).
La Tradition de l’Église a vu dans ce titre l’expression d’un mystère spécial qui est lié à la vocation unique de Marie dans le dessein de Dieu, à savoir être la mère du Christ. Chez les Orientaux, on dit volontiers que Marie est la « Toute Sainte », la « Panagia ». Chez nous, les Latins, on parle de l’Immaculée. Chez les uns et les autres, on comprend que la sainteté, la pureté de Marie a quelque chose d’inouï. Au XIXe siècle, l’Église catholique parlera de « l’Immaculée conception » pour définir le fait que Marie n’a jamais été atteinte par le péché, dès le premier instant de son existence, dès sa conception. C’est la grande fête que nous célébrons cette semaine, le 8 décembre, et qui illumine le début de l’Avent.
Ce qui est sûr, c’est que dans le Nouveau Testament, le seul qui soit « plein de grâce », c’est Jésus lui-même, lui qui est le Fils unique et la Parole de Dieu faite chair :
« Et le Verbe s’est fait chair, il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire, la gloire qu’il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité. » (Jean 1, 14)
Jésus, par sa divinité, est la source de la grâce pour tous les hommes. Marie n’est pas la source de la grâce. Mais elle est la première à bénéficier sans restriction de cette faveur. La grâce de Dieu, elle l’a reçue en plénitude, avant même de mettre Jésus au monde. Elle est la première des sauvés, même si la manière dont elle a été sauvée est tout à fait étonnante : elle a été sauvée avant même de pouvoir être atteinte par le péché.
Ave Eva !
Les théologiens et les auteurs de spiritualité aiment jouer sur les mots. En latin, notre « JVSM », c’est « Ave Maria ». Or, à l’envers, Ave, ça donne Eva, Eve. Dans l’hymne « Ave Maris Stella », qui remonte au Moyen Âge, on dit que Marie a renversé le nom d’Eve (mutans Evae nomen).
C’est l’écho d’une très ancienne tradition, qui remonte aux Pères de l’Église du IIe siècle, notamment saint Justin et saint Irénée. C’est dans leurs œuvres qu’on lit le premier titre de Marie : Marie est la Nouvelle Eve !
Irénée dit que le nœud que Eve avait noué par sa désobéissance à la Parole de Dieu, Marie l’a dénoué par son obéissance. Marie a fait confiance à la Parole de Dieu transmise par l’ange ; ce faisant, elle a renversé la dynamique du péché et de la mort : contrairement à Eve, elle a adhéré de tout son cœur à la volonté de Dieu :
« Marie dit alors : ‘‘Voici la servante du Seigneur ; que tout m’advienne selon ta parole.’’ » (Luc 1, 38)
Là où Eve et Adam ont péché en se dérobant à l’amitié avec Dieu, Marie, au contraire, nous a réintroduits par son Oui dans l’amitié de Dieu. En ce sens, dit Irénée, Marie a « coopéré » au salut du monde : elle a permis à Dieu de prendre chair dans notre histoire.
« Marie » ?
Mais, me direz-vous, et « Marie » ? Que signifie ce nom ?
De nombreuses explications ont été proposées. En fait, il suffit de lire les évangiles pour comprendre que Marie – en araméen MARIAM, en hébreu MYRIAM – est un nom très répandu en Israël à l’époque du Christ. Il suffit de penser aux femmes qui étaient présentes au pied de la Croix dans l’évangile de Jean : outre la mère de Jésus, il y avait Marie de Magdala (Marie-Madeleine) et Marie femme de Cléophas.
Certains disent que Marie signifie « Reine », « Souveraine », « Dame ». Ce serait donc l’origine de la tradition qui nous a conduits, chez nous, à appeler Marie « Notre Dame ». C’est à l’époque des chevaliers que cette formule a été forgée. Les chevaliers étaient galants. Ils faisaient la cour à leur « Dame » ou à leur « Reine », comme dans les romans de Chrétien de Troyes. Ils offraient à leurs « Dames » des couronnes de roses – c’est de là que viendrait notre « Rosaire », ou encore des petits chapeaux de fleurs (ce serait l’origine de notre « chapelet »).
Marie pourrait signifier aussi « voyante ». On pense immédiatement à une autre Myriam, la sœur de Moïse, car elle exerçait le don de prophétie. Après le passage de la mer Rouge, Myriam entonne un grand chant de louange, qui a inspiré le Magnificat de la Vierge Marie, et, de fait, dans son Magnificat, Marie prophétise à son tour en disant : « toutes les générations me diront bienheureuse ».
Cela étant dit, rien n’interdit de jouer sur les mots. Comme pour Ave Eva, en français, on peut changer l’ordre des lettres de « Marie », et ça donne « Aimer ». Ce n’est pas une explication sérieuse, mais c’est tout un programme. Car aucune femme sur la terre n’a aimé avec une telle qualité d’amour que Marie. Sur la terre, elle a aimé Jésus. Après sa Passion et sa Résurrection, elle a entouré les Apôtres dans l’attente de l’Esprit Saint, au Cénacle. A présent, au ciel, elle enveloppe l’Église tout entière dans le manteau de son amour.
Ou encore, avec les poètes du Moyen Âge, on peut jouer sur la proposition qui a été faite par certains Pères de l’Église. Ils disaient que Marie, Mariam, signifie « goutte (mar) de la mer (iam) ». En latin, « goutte de la mer » donne « stilla maris ». De là, on passe à « stella maris », « étoile de la mer », comme dans l’hymne grégorienne « Ave maris Stella », que nous avons évoquée tout à l’heure. On pense au beau poème de saint Bernard devenu un tube dans les groupes de prière : « si le vent des tentations se lève… regarde l’étoile, invoque Marie »
Voilà. Quand on aime, on ne compte pas. Libre à chacun de donner à Marie le nom qui lui plaît le plus. Dans les litanies de la Sainte Vierge, en Occident, ou dans l’hymne acathiste, en Orient, on lui donne des dizaines et des dizaines de titres tirés de la Bible et la Tradition. Il y en a pour tous les goûts !
« Le Seigneur est avec vous »
La salutation de l’ange s’achève par une expression qui nous est familière :
« Je te salue, Comblée-de-grâce, le Seigneur est avec toi. » (Luc 1, 28)
Cette expression, nous la connaissons bien. C’est celle que le prêtre utilise à la messe pour saluer l’assemblée : « Le Seigneur soit avec vous ».
Quand nous saluons quelqu’un, nous disons « bonjour ». Nous souhaitons donc à cette personne de passer une bonne journée. Dans la Bible, on souhaite beaucoup plus à cette personne : on lui souhaite d’avoir Dieu avec elle.
Par exemple, dans le livre de Ruth, Booz salue les moissonneurs qu’il rencontre dans les champs en leur disant : « Le Seigneur soit avec vous » (Ruth 2, 4). Et Paul utilise des formules de ce genre dans ses lettres pour saluer les personnes auxquelles il écrit. C’est de là que vient le dialogue de la liturgie : « le Seigneur soit avec vous / Et avec votre esprit »
Mais cette parole, dans l’Écriture, résonne aussi comme un encouragement.
Beaucoup de commentateurs ont remarqué que le récit de l’Annonciation fait écho à plusieurs éléments d’un autre passage de la Bible : le livre des Juges. Il s’agit ici de la rencontre entre Gédéon et l’Ange du Seigneur. Gédéon n’a pas le moral. Le peuple d’Israël perd la guerre contre les habitants de Madian. « Le Seigneur nous a abandonnés », pense Gédéon. En plus, Gédéon n’est pas gâté par la vie :
« Mon clan est le plus faible dans la tribu de Manassé, et moi je suis le plus petit dans la maison de mon père ! » (Juges 6, 15).
Mais l’Ange du Seigneur le salue par un encouragement, qui va devenir un véritable envoi en mission :
« L’ange du Seigneur apparut à Gédéon et lui dit : ‘‘Le Seigneur est avec toi, vaillant guerrier !’’ » (Juges 6, 12)
Cette salutation, c’est déjà l’annonce de la victoire :
« Avec la force qui est en toi, va sauver Israël du pouvoir de Madiane. N’est-ce pas moi qui t’envoie ? (…) « Je serai avec toi, et tu battras les Madianites comme s’ils n’étaient qu’un seul homme. » (Juges 14, 16)
« Je serai avec toi » : c’est exactement la même promesse que Dieu avait faite à Moïse, au buisson ardent. Moïse n’était pas rassuré à l’idée d’aller trouver Pharaon et de défier son pouvoir. Mais Dieu lui dit : « Je suis avec toi » (Ex 3, 12).
Et cette promesse de victoire, Dieu l’a rappelée à de multiples reprises. Aux prophètes, comme Isaïe, par exemple :
« Ne crains pas : je suis avec toi ; ne sois pas troublé : je suis ton Dieu. Je t’affermis ; oui, je t’aide, je te soutiens de ma main victorieuse. » (Isaïe 41, 10)
Mais aussi aux apôtres, comme à Paul :
« Sois sans crainte, Paul : parle, ne garde pas le silence. Je suis avec toi… » (Actes 18, 9-10)
Marie s’inscrit donc ici dans la longue liste des témoins et des amis de Dieu, les Moïse, les Gédéon, les Isaïe, les Paul, et tant d’autres encore !
Elle non plus, au début, elle n’est pas très rassurée. Elle se demande ce qui se passe. Elle questionne l’ange sur sa mission de Mère de Dieu. Comment une femme vierge pourrait-elle concevoir un enfant ? Et c’est la même réponse qui lui est faite :
« Sois sans crainte, Marie, car tu as trouvé grâce auprès de Dieu. » (Luc 1, 30)
Gédéon était inquiet de savoir s’il avait trouvé grâce auprès de Dieu. Il demande un signe : « Si j’ai trouvé grâce à tes yeux, donne-moi un signe que c’est bien toi qui me parles. » Et l’Ange du Seigneur va faire descendre le feu du ciel pour prouver à Gédéon que c’est bien Dieu qui lui parle.
Gabriel aussi veut aider Marie à croire que Dieu est vraiment avec elle et qu’il va donner à travers sa grossesse la victoire par excellence. Non plus la victoire sur Pharaon, comme pour Moïse, ou sur les Madianites, comme pour Gédéon, ou sur les ennemis de la foi, comme pour Isaïe ou pour Paul. Mais la victoire de toutes les victoires : la victoire définitive de Dieu sur le mal et la mort : cette victoire que Dieu va faire éclater par la venue, la mort et la résurrection de Jésus.
Bien sûr, tout cela, ce n’est pas facile à croire. Alors, comme pour Gédéon, Gabriel veut aider Marie en lui donnant un signe. Pour lui montrer que, vraiment, elle a trouvé grâce aux yeux de Dieu et que Dieu est avec elle, Gabriel lui révèle la merveille que Dieu vient d’accomplir pour Elisabeth, la cousine de Marie. Elisabeth était âgée et stérile, et voilà qu’elle est enceinte de six mois. Marie pourra le vérifier par elle-même, et cette vérification produira l’événement qui nous donnera la suite du JVSM. Affaire à suivre…
frère Sylvain Detoc
Frère Sylvain Detoc est docteur ès lettres et docteur en théologie. Il est frère de la province de Toulouse, il enseigne à l'Institut Catholique de Toulouse. Il a publié plusieurs ouvrages : Déjà brillent les lumières de la fête (Cerf, 2023), La Gloire des bons à rien (Cerf, 2022) et Petite théologie du Rosaire (éditions de La Licorne, 2020).
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