10. La sainteté, allergique à l’argent ?
« Tous les croyants ensemble mettaient tout en commun ; ils vendaient leurs propriétés et leurs biens et en partageaient le prix entre tous selon les besoins de chacun » (Actes 4, 44-45)
Les premières communautés chrétiennes ont mis la barre un peu haute, mais ce n’est pas un peu utopique ? Ou communiste ? Soyons un peu plus réalistes mais demandons-nous si c’est possible, aujourd’hui, d’avoir des biens et de vivre aussi de partage et de gratuité ?
L’argent est nécessaire pour vivre et ce thème revient d’ailleurs souvent dans l’Évangile. Par exemple Jésus nous met en garde en ce qui concerne l’argent et les richesses.
Vous ne l’emporterez pas au paradis
Première mise en garde : nous n’emporterons pas nos biens dans la tombe. Ainsi Jésus interpelle l’homme riche qui ne sachant que faire des produits de ses récoltes, se construit des greniers toujours plus grands :
« Insensé, cette nuit même on va te redemander ton âme. Et ce que tu as amassé, qui l’aura ? Ainsi en est-il de celui qui thésaurise pour lui-même, au lieu de s’enrichir en vue de Dieu. » (Luc 12, 20-21)
Donc l’accumulation pour soi est insensée car la vie terrestre n’est pas le tout de la vie, nous sommes faits pour un au-delà où tout est gratuit car son unique valeur est l’amour. Si nous nous fermons à l’amour comme le riche de la parabole qui ignorait le pauvre Lazare mendiant à sa porte, nous pouvons être exclus du Royaume (Luc 16, 19-31).
Les marchands du Temple
Deuxième mise en garde : il ne faut pas mêler la religion et l’argent, faire un commerce de la religion. C’est le sens de l’altercation de Jésus avec les vendeurs du temple quand il leur reproche d’avoir fait de la maison de son Père une maison de commerce (Jean 2, 16). Les dons de Dieu sont gratuits, on n’achète pas Dieu, ni ses dons, ni son pardon, c’est GRATIS ! Dieu est donc mis à part de tous nos systèmes d’échanges monétaires et en cela il a une exclusivité. En conséquence, à nous de choisir notre maître : soit Dieu, soit l’argent, mais on ne peut servir deux maîtres.
Rendez à César ce qui est à César
Troisième recommandation : ne pas fuir nos responsabilités civiles. Quand Jésus dit : « rendez à César ce qui est à César » (Luc 20, 25), il souligne l’autonomie du pouvoir (représenté par l’effigie de César figurant sur la pièce), autonomie par rapport à Dieu. Mais choisir de servir Dieu ne nous place pas au-dessus de l’organisation concrète de la société et ne nous dédouane pas de payer nos impôts.
Ayant écarté ces usages erronés de l’argent, il reste le bon usage. Et là aussi l’Évangile nous donne quelques pistes.
Faire fructifier ses talents
Tout d’abord, faire fructifier l’argent reçu, c’est la parabole des talents (Matthieu 25, 14-30). Précisons qu’un talent vaut 6.000 deniers soit l’équivalent du salaire quotidien pour 600.000 journées de travail agricole. Colossal ! Mais c’est le propre de la parabole d’exagérer. Cette pointe attire notre regard sur le message que Jésus veut faire passer. Tout d’abord le don est énorme, il dépasse tout calcul humain de possibles revenus du travail. Et pourtant, ce don énorme ne fructifie pas sans notre collaboration. Puisque Dieu a confiance en nous, répondons en confiance !
Le bon Samaritain
Deuxième bonne pratique : être guidé par la solidarité, le sens du partage, la miséricorde envers ceux qui sont dans le besoin, puisque toute richesse est un don et les biens de la terre sont pour tous. Dans ce domaine, la quantité importe moins que l’intention et l’intensité d’amour dans le partage. Vous connaissez l’histoire du Bon Samaritain qui partage son temps et deux deniers pour qu’un inconnu tabassé puisse être soigné. C’est peu, mais suffisant pour que l’homme se relève de l’agression et vive.
L’argent au service de l’amour.
VOIX OFF : Et alors, que faire aujourd’hui, alors que l’économie est plus complexe que jamais, pour que l’argent soit au service de l’amour ?
L’argent, au temps de Jésus comme de nos jours, est une valeur conventionnelle qui nous permet d’échanger des biens et des services. Si l’on parle d’échange, on indique d’emblée des relations, des réseaux d’échange où est en jeu la justice. Mais quel système peut garantir la justice dans les échanges ?
Le Pape Benoît XVI a abordé ces questions en pleine crise financière mondiale dans son encyclique Caritas in Veritate (L’amour dans la Vérité), du 19 juin 2009. Cette lettre aurait dû être publiée en 2007 pour célébrer les 40 ans d’une lettre précédente de Paul VI Populorum Progressio (Le progrès des peuples) mais la complexité de la crise de 2008 a requis des approfondissements et du temps de recul. Le thème central de la lettre de Benoît XVI, comme de celle de Paul VI, est le progrès. Mais celui-ci ne peut se réduire à des taux de croissance du PIB, la crise financière systémique qui a plongé le monde dans la récession, donnait d’ailleurs raison au Pape.
Pour Paul VI, en 1967, il n’y a de réel développement que s’il regarde tout homme et tout l’homme : c’est ce qu’on appelle le développement intégral. Développement de tout homme car « toute vie est vocation » que l’on soit femme ou homme, riche ou pauvre… et développement de tout l’homme, on n’a pas que des besoins économiques, mais notre développement inclut d’autres dimensions humaines comme l’éducation, la culture, la spiritualité… Benoît XVI reprend cette approche en affirmant que le moteur d’un tel développement n’est pas premièrement l’argent mais l’amour dans la vérité, et son origine est en Dieu. L’homme a toujours ce désir d’amour et de vérité en lui, c’est une vocation qui lui vient de Dieu et le pousse à agir pour l’amour et la vérité.
L’économie de la gratuité
VOIX OFF : Et alors on peut injecter dans l’économie de l’amour ? Du don ? de la gratuité ?
Le marché peut parfois être injuste, donner lieu à de la spéculation qui fait monter artificiellement les prix. L’argent et la production de richesses sont bons en vue d’améliorer notre qualité de vie, si l’on n’oublie pas la visée de bien commun, qui est le bien de tous. L’État peut chercher à garantir ce bien commun. Par exemple, il peut être amené à réguler les prix, fixer un salaire minimum, ou avoir une politique de redistribution pour rétablir la justice.
Mais cela ne suffira jamais à résoudre toutes les injustices et on ne peut déléguer la solidarité uniquement à l’État. Si l’on revient à la source de toute richesse qui est Dieu, si l’on se rappelle que tout est donné, alors pour vivre pleinement notre humanité selon le plan de Dieu, il faut en fait intégrer de la gratuité, du don, de la non-réciprocité, ce que le marché ne peut pas comprendre.
Pour cette raison, à côté du marché et de l’État, il faut penser la société civile (c’est-à-dire les corps intermédiaires entre l’État et le marché, par exemple les associations en tout genre, à but lucratif ou non). Pour Jean Paul II la société civile est « le cadre le plus approprié pour une économie de la gratuité et de la fraternité » (Centesimus Annus, §35). Benoît XVI a voulu remettre ce principe de gratuité au centre de l’économie :
À l’époque de la mondialisation, l’activité économique ne peut faire abstraction de la gratuité, qui répand et alimente la solidarité et la responsabilité pour la justice et pour le bien commun auprès de ses différents sujets et acteurs. (Caritas in Veritate, §38)
Voici donc un principe qui aide le chrétien à bien utiliser son argent : introduire de la gratuité. Ainsi, il manifeste la présence de Dieu, son amour, au cœur des échanges économiques.
Notre trésor est plus que notre argent : c’est tout le bien que nous pouvons faire avec cet argent en le gérant bien dans le souci de tous.
sœur Christine Gautier
En 2022, sœur Christine Gautier est moniale contemplative au monastère de Dax. Elle a enseigné la théologie à Rome, à l'Université Pontificale Saint Thomas d'Aquin. Sa thèse avait été remarquée et a reçu le prestigieux prix Henri de Lubac, en 2016 : Collaborateurs de Dieu, Providence et travail humain chez saint Thomas d'Aquin (Cerf, 2015)
Une question ? Un commentaire ?
Réagissez sur notre forum