2. Vivre la doctrine sociale de l’Église
Sœur Christine : On m'a demandé de parler de la « Doctrine Sociale de l’Église », mais moi je sèche un peu, tu ne pourrais pas m'aider ?
Frère Jacques-Benoît : Je comprends que tu sèches un peu : « doctrine » c'est quand même poussiéreux, « social », c'est très marqué…
Sœur Christine : … et « de l'église ». L’Église, elle est née bien avant la doctrine sociale. Tu crois que ça intéresse encore quelqu'un ?
Thomas : … mais moi ça a changé ma vie !
Dans la Bible
Sœur Christine : La doctrine sociale de l’Église c'est vieux comme le monde. Dieu a créé le monde et il nous l’a donné en partage. Il nous invite à le partager. Ça, c'est de la « doctrine sociale » déjà.
Les sabbats dans la Loi
Et puis, dès le début de la Bible dans l'Exode, le Lévitique et le Deutéronome, on va trouver les premières lois qui régissent le « vivre ensemble » du peuple de Dieu dans la « terre promise ». Il y a par exemple dans ces lois, les années sabbatiques, tous les sept ans. Les sabbats, en fait, ils nous aident à vivre notre relation aux biens et aux autres dans la lumière de notre relation à Dieu. Et ça c'est de la « doctrine sociale ». Il y a les années jubilaires tous les cinquante ans, en l'honneur de Dieu, qui a donné la terre à tous et qui veut que personne ne soit privé de la terre. On remet alors les compteurs à zéro. On libère les esclaves, on met la terre au repos et c'est reparti pour un tour.
Le jeûne chez Isaïe
Et puis les grands prophètes ont continué un peu dans ce sillage. Regarde ! Si tu prends Isaïe, il va te parler du jeûne. Le jeune, c'est un acte éminemment personnel qui nous relie à Dieu. Mais en fait, tu ne peux pas être relié à Dieu si tu n’es pas relié aux autres, alors voilà ce qu'il nous dit du jeûne :
Isaïe 58, 6-7 (TOB) : Le jeûne que je préfère, n'est-ce pas ceci : dénouer les liens provenant de la méchanceté, détacher les courroies du joug, renvoyer libres ceux qui ployaient, bref que vous mettiez en pièces tous les jougs ! N'est-ce pas partager ton pain avec l'affamé ?
C'est très concret dans nos vies ! Et c’est de la « doctrine sociale ».
Jésus proclame un Royaume d’accueil
Cependant le plus grand des prophètes c'est Jésus quand même ! Eh bien comment a-t-il inauguré sa prédication dans la synagogue de Nazareth ? Il a repris le prophète Isaïe :
Luc 4, 18-19 (TOB) L'Esprit du Seigneur est sur moi parce qu'il m'a conféré l'onction pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres. Il m'a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté, proclamer une année d'accueil par le Seigneur.
Et ça, cela s'accomplit en Jésus. Donc en fait, il nous invite à nous accueillir mutuellement, à libérer les opprimés et nous rejoindre dans notre vie. Et ça c'est de la « doctrine sociale ».
Car en fait, quand tu rencontres Jésus personnellement, ça transforme vraiment la vie. Par exemple Zachée, lui qui était le chef des collecteurs d'impôts, un petit peu voyou, un petit peu voleur, il en mettait dans ses poches au passage. Mais quand il a rencontré Jésus, quand il l'a accueilli chez lui, ça a changé sa vie. il a dit : « je partage la moitié de mes biens aux pauvres » et il a voulu réparer ses torts en redonnant le quadruple. C’est encore de la « doctrine sociale ».
Donc en fait ça a des racines très profondes dans la Bible, la « doctrine sociale », mais ça doit nous rejoindre très concrètement dans notre vie.
Dans l'Église, à l’époque moderne
Frère Jacques-Benoît : Alors la « doctrine sociale de l'Église », elle repose évidemment sur la Bible, sur une longue tradition mais ce qu'on appelle souvent « doctrine sociale de l'Église », c'est surtout les encycliques que les papes ont écrites au cours des siècles et en particulier à partir de la fin du XIXe siècle. Ainsi on peut trouver trois grandes périodes principales quand on parle de « doctrine sociale de l'Église ».
A partir de 1891 : proposer à nouveau les anciennes solutions
La première, elle commence en 1891 avec l'encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII. Il essaye de répondre aux questions qu'on se pose à ce moment-là, notamment à cause du développement de la grande industrie qui change beaucoup de choses dans le monde économique et dans la vie sociale, dans la manière dont se passent les relations entre les personnes. Le pape Léon XIII va essayer de proposer une philosophie chrétienne qui existait déjà au Moyen-Age, mais dans ce nouveau contexte.
Quarante ans après, son successeur Pie XI sort un autre texte qui s'appelle Quadragesimo Anno, en 1931, et là c'est un autre contexte. C'est la crise des années 30, mais il va continuer de préciser à partir de toute une réflexion chrétienne, comment on peut se positionner par rapport à l'économie, par rapport aux relations professionnelles. Notamment il va montrer que, quand on est chrétien, on ne peut pas admettre le communisme, mais on ne peut pas non plus admettre un libéralisme complètement dérégulé.
Cette première période est importante parce qu'elle montre vraiment que l'Église s'intéresse aux évolutions du monde contemporain. Malgré tout, elle est marquée par le fait qu’on a essayé de reproposer des solutions anciennes sans forcément entrer directement dans un dialogue avec le monde contemporain.
Les années 1960 : Le dialogue avec le monde
Une deuxième période dans le développement de la « doctrine sociale de l'Église » peut être située autour des années 1960. C’est un moment où l'Église réfléchit sur son rapport au monde, notamment à travers le Concile Vatican II. C’est aussi le temps de grands bouleversements dans la société. C’est la période de grande croissance et de progrès économiques que l’on appelle les « Trente Glorieuses ». Et en même temps, le monde est sous la menace d'une nouvelle guerre importante entre le bloc soviétique et le bloc occidental.
On peut retenir deux grands textes de cette période : l'encyclique Pacem in Terris, du pape Jean XXIII, en 1963, où Il développe la volonté de l'Église de promouvoir la paix et ensuite l'encyclique Populorum Progressio du pape Paul VI, où il parle du développement des peuples, en particulier des peuples que l’on appelle à l'époque le « tiers-monde », qui accèdent au fur et à mesure à l'indépendance.
Cette période est marquée par le fait que l’on n'est plus tout à fait sûr d’avoir une doctrine qui pourrait parler à toutes les époques, à tous les pays du monde, à tous les peuples. Et on se demande si on n’aurait pas plutôt intérêt à développer des conseils locaux qui seraient donnés par des évêques, plutôt qu’une grande doctrine qui viendrait de Rome. Il y a une réflexion à ce moment-là sur la manière dont l'Église, et en particulier sa « doctrine sociale » pourrait dialoguer avec le monde. Cette deuxième période, s'il fallait la résumer en un mot, ce serait le « dialogue ». C'est l'idée de dire que l'Église est avec d'autres institutions, d'autres courants de pensées, en train de chercher des solutions à des problèmes qui ne sont pas si simples et dont elle ne prétend pas avoir une solution universelle à proposer.
A partir de 1979, l’Église propose, en dialogue
Il y a une troisième période qui commence avec Jean-Paul II. On pourrait un peu dire que c'est la période « doctrine sociale » et « nouvelle évangélisation », parce que le pape Jean-Paul II affirme que l'Église a bien une doctrine à proposer, une doctrine qui est centrée sur la Bible et sur la Tradition et qui en même temps, est en dialogue avec le monde. Il va donc développer toute une série de réflexions pendant son pontificat, par exemple sur le travail, sur le développement, sur les relations économiques.
Ses réflexions vont être poursuivies par ses successeurs le pape Benoît XVI, par exemple avec son encyclique Caritas in Veritate et puis le pape François en 2015 avec l'encyclique Laudato Si, sur l'écologie. François se situe vraiment dans cette perspective de doctrine sociale et nouvelle évangélisation parce qu’il affirme que ce qu’il va dire sur l'écologie est lié aux questions que les hommes se posent mais en même temps il va aller puiser ses réflexions dans toute la tradition judéo-chrétienne, dans la Bible, dans toute une série d'écrits pour montrer qu’aujourd’hui encore, ils peuvent nous parler.
Cette troisième période est certes dans la perspective de la deuxième, c'est à dire une perspective de dialogue. Elle aussi admet qu’on a des problèmes compliqués à régler, et qu’on est un petit peu comme tout le monde, parfois on ne sait pas très bien comment se situer… Mais on se rappelle néanmoins qu'on a l'Évangile, qu'on a une tradition très longue, qui nous permet de nous rappeler qu’on a aussi les réponses que des hommes, à travers les siècles, ont essayé d'apporter sous le regard de Dieu.
Alors voilà trois périodes qui décrivent la « doctrine sociale » avec des grands textes qui les marquent et qui sont comme des boussoles, des points de repère pour avancer sur notre chemin.
En pratique
Thomas Ailleret : Moi, ce que j'aime beaucoup dans la « doctrine sociale de l'Église » c'est qu’il y a cinq principes qui viennent vraiment éclairer plein de situations très concrètes.
La dignité de la personne humaine
Le premier c'est la dignité de la personne humaine. C’est l'idée qu'on est tous infiniment dignes d'être aimés. Et cela concrètement, ça se voit par exemple sur internet dans les discussions où je me demande comment je traite l'autre ? Je crois que ce principe va vraiment nous aider à poser des mots justes quand nous parlons des gens.
Le bien commun
Le deuxième principe c'est le bien commun. Le bien commun c'est ce qu'on essaye de construire ensemble, pour tous ensemble grandir. Et ça je crois que ça vient beaucoup éclairer ce qu'on fait au travail. Quand on travaille, dans une entreprise, une administration, une association, on a toujours un but. Il peut être de nourrir, d’aider, de produire quelque chose pour le bien des clients. Et c'est important de se rappeler à quoi sert l'entreprise dans laquelle on se trouve.
La destination universelle des biens
La troisième chose, c'est le principe de la destination universelle des biens. C'est l'idée que les biens dont on dispose ne sont pas destinés à nous, mais sont destinés à être utilisés pour le bien commun, pour le bien de tous.
Et cela se traduit de manière vraiment très particulière dans le couple. Quand on a des objectifs communs : on veut faire grandir la famille, on veut passer du bon temps ensemble, faire des œuvres de charité, ce serait dommage d'avoir deux portefeuilles.
La subsidiarité
Le quatrième principe c'est la subsidiarité. Ce mot est un peu compliqué, il signifie de faire décider le plus possible par le niveau le plus bas.
Ainsi dans une entreprise, on peut imaginer que ça signifie donner des délégations ou donner des marges de manœuvre aux employés pour qu'ils puissent eux-mêmes construire des choses et contribuer à ce bien commun dont on parlait tout à l'heure.
Mais finalement dans la famille aussi c'est un principe qui est important. J'ai quatre enfants et il y a un moment dans la vie de l'enfant où il doit apprendre à s'habiller tout seul. Il y a aussi un moment dans la vie de l'enfant où il doit apprendre à choisir lui-même les habits qu’il va mettre le lendemain. Et il y a un moment dans la vie de l'enfant, alors beaucoup plus tard, où il va même falloir qu'il ramène de l'argent lui-même pour pouvoir acheter ses habits. Et ça c'est l'apprentissage de la vie et c'est possible si les parents laissent la place. C'est vraiment ça le principe de subsidiarité : laisser la place pour faire grandir.
La solidarité
Et le cinquième principe, c'est la solidarité. Le mot est un peu plus connu pour les chrétiens. Il s’agit vraiment d’accepter de donner de soi pour l'autre. Cela peut se faire de plein de manières différentes : donner un peu d'argent etc…
Je me rappelle un contexte professionnel, il y a de nombreuses années, où il y avait autour de moi beaucoup de mensonges et beaucoup de problèmes sur la vérité. Eh bien dans un contexte comme celui-là, un acte d'amour, un acte de solidarité, c'est peut-être être capable de donner un peu d'informations à la personne qui en a besoin pour bien faire son travail. Et quand on fait ça, on voit tout de suite que ça porte du fruit. Cela réveille les gens autour de nous.
La suite du Christ
Finalement où est-ce que ça nous amène ces cinq principes ? Mais tout simplement à la suite du Christ. Je vais prendre juste deux exemples : La subsidiarité, c'est se mettre à la suite du Christ qui envoie ses apôtres à sa place chasser les démons. Et la solidarité c’est se mettre à la suite du Christ, lui qui est mort pour nous.
Pour aller plus loin :
https://www.theodom.org/serie/ecologie-chretienne/
https://www.doctrine-sociale-catholique.fr/
https://clameurs-lawebserie.fr/
https://jeuneetengage.org/
https://zachee.com/
sœur Christine Gautier
En 2022, sœur Christine Gautier est moniale contemplative au monastère de Dax. Elle a enseigné la théologie à Rome, à l'Université Pontificale Saint Thomas d'Aquin. Sa thèse avait été remarquée et a reçu le prestigieux prix Henri de Lubac, en 2016 : Collaborateurs de Dieu, Providence et travail humain chez saint Thomas d'Aquin (Cerf, 2015)
Frère Jacques-Benoît Rauscher
Frère Jacques-Benoît Rauscher enseigne la théologie morale et l'éthique sociale à l'Université de Fribourg en Suisse. Avant d'entrer dans l'Ordre dominicain, il était professeur de Sciences Économiques et Sociales et participait à une équipe de recherche en sociologique (Sciences Po/ CNRS). Il a récemment publié quelques ouvrages : L’Église catholique est-elle anticapitaliste ? (Presses de Sciences Po, 2019) - Des enseignants d'élite ? Sociologie des professeurs de classes préparatoires (Cerf, 2019) - Découvrez la doctrine sociale de l’Église avant d'aller voter (Cerf, 2022).
Thomas Ailleret
Thomas Ailleret travaille dans l'industrie, en Vendée, d'où il est bien placé pour s'interroger sur la manière dont notre foi peut nous aider à vivre dans la société. Membre de la communauté de l'Emmanuel, il fait connaître la doctrine sociale de l’Église, par exemple en publiant : "Vivre en chrétien, quésaco ?" (Cerf, 2020).
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