5. Le renouveau de l’art sacré
Frère Charles, nous voilà à nouveau dans cette église des Dominicains de Lille. Nous sommes dans la chapelle, sur les bas-côtés. C'est une église construite dans les années 1950, une période de renouveau de l'art sacré. Est-ce que tu peux nous dire en quelques mots : qu'est-ce que l'art sacré ?
Le terme « art sacré » est un terme qu'on emploie plutôt au XXᵉ siècle, mais il renvoie à toute la sculpture, la peinture, les vitraux, tout ce qui correspond aussi au mobilier ou aux vases sacrés, c'est-à-dire tous les éléments du culte utilisés au cours des siècles. En Occident, c'était quasiment l'intégralité de la production artistique pendant plusieurs siècles.
L'art sacré n'a cessé de se transformer, d'évoluer, car il est très difficile de « dire le lieu de culte » de « dire Dieu », parfois avec faste, parfois de manière simple et humble, pour rejoindre le cœur de l'homme. Très peu suffit à l'essentiel. Au cours des siècles, il y a eu des périodes au cours desquelles on a proposé de nouvelles manières de sculpter, de peindre, mais il y a aussi eu des siècles plus calmes. Donc des périodes de faste et des périodes, non pas de déclin, mais d’un certain recul ou proposant des productions plus académiques.
Pourquoi, dans les années 1950, a-t-on ressenti le besoin d’un renouveau de l'art sacré ?
Il s'est passé un phénomène étrange à la fin du XIXᵉ siècle : l'Église va perdre les artistes, c’est un constat qu’on fera dans les années 1920. À partir du Salon des Refusés en 1860, des artistes indépendants comme Degas, Manet, Monet, Cézanne ou Gauguin vont proposer une nouvelle voie pour explorer l'art. L'Église va les ignorer : elle a ses propres artistes académiques qui produisent du néogothique, de l’art de qualité certes, mais en décalage avec ce nouveau courant.
Au début, au XIXe siècle, cette séparation des styles ne pose pas de problème, car le grand public ne voit pas non plus l'intérêt de ces nouveaux artistes. Mais dans les années 1930, le fossé devient évident : on a d’un côté, l'art religieux austère et un peu statique face et de l’autre côté, le dynamisme du renouveau. C'est le père Marie-Alain Couturier qui fait ce constat. Il est peintre, il a été membre des ateliers d’art sacré de Maurice Denis, et il est frère dominicain, entré tardivement dans l’ordre. Il dit deux choses : il dit d’abord que pour faire un art chrétien de qualité, il faut faire appel aux grands maîtres vivants et, donc oser faire appel aux artistes contemporains. Il dit aussi cette phrase que je trouve tout à fait fascinante et assez osée : « j'ai toujours pensé que pour faire un art chrétien de qualité, il faudrait des artistes qui soient des saints, mais dans la mesure où c'est très difficile à trouver, je préfère faire appel à des génies sans la foi plutôt qu'à des croyants sans talent. » Ces propos font scandale dans les années 50, mais ils traduisent une vérité : un artiste de génie, même non croyant, peut exprimer une part de vérité divine.
Peux-tu nous donner une chronologie rapide de ce renouveau, après la guerre ?
Cette formule du père Marie-Alain Couturier est une formule qui percute : elle dit quelque chose d'essentiel sur la notion de de vérité artistique : on peut très bien connaître son catéchisme et être un piètre artiste. En revanche, celui qui est génial dans son domaine va pouvoir dire quelque chose de la vérité. S'il est bien accompagné, si on lui donne des clés théologiques, il va faire une œuvre de qualité.
Ce renouveau débute en Suisse alémanique avec un nouvel élan pour l'architecture religieuse chrétienne dans les années 40. L'église du Plateau d'Assy, va être le premier lieu du renouveau de l’art sacré. On est dans les Alpes, près de sanatoriums. Il faut une église pour les personnes malades. Le chanoine Devémy va proposer de faire venir des artistes contemporains. C’est d’abord Rouault avec cinq vitraux incroyables. Rouault est le premier artiste moderne à faire des œuvres pour une église, puis très vite, on aura Bonnard, Matisse, Braque pour le tabernacle, Fernand Léger pour la façade, Lurçat pour la tapisserie, etc.
Un exemple frappant est celui de Fernand Léger, membre du Parti communiste et anticlérical. Dans les années 50, l'Église lui propose de faire une peinture de la litanie de la Vierge Marie et il va être bouleversé par cette commande.
On aura ensuite d’autres églises : à Vence, la chapelle Matisse pour les Dominicaines, Ronchamp par Le Corbusier et des couvents dominicains comme celui de La Tourette, de Rangueil ou de Lille.
Cet art est-il bien reçu à l'époque ?
Ce n'était pas facile. Certains chrétiens ont été choqués par cette architecture moderne qui devient tout d’un coup une architecture religieuse. C’est une rupture, l’architecture religieuse n’est plus cantonnée au style gothique ou classique. Mais ce renouveau est salutaire, très vivifiant. Il permet la création d'œuvres majeures : l’Église est à nouveau dans une dynamique créatrice. Il y a aussi des querelles, avec, par exemple, le Christ de Germaine Richier, jugé trop audacieux et temporairement caché.
Faisons le tour de l'église des Dominicains de Lille : que peux-tu nous en dire ?
Cette église, construite par Pierre Pinsard et Neil Hutchison dans les années 1950, est marquée par un grand espace, une vaste nef sur un plan basilical. C’est un grand vaisseau recouvert d'une grande voûte. La lumière qui arrive des parties hautes, sur le côté, toujours la lumière de Dieu.
Les bas-côtés sont assez étroits. Des grands piliers monumentaux soutiennent la voûte. La voûte, en béton, donne une impression de mouvement, comme animée par le vent. C’est le souffle de l'Esprit Saint qui anime ce jeu de courbe et de contrecourbe et fait décoller la toiture.
Les vitraux, réalisés par Gérard Lardeur, jouent avec la lumière : des petites ouvertures avec des tons vifs en partie basse, progressivement plus grandes quand on regarde vers la partie haute et qui deviennent finalement de grandes ouvertures qui font généreusement entrer la lumière.
Parlons des piliers originaux de cette église. Pourquoi cette forme ?
Ces piliers, qui rappellent des piquets de tente, évoquent la tente de Dieu plantée parmi les hommes. Ils ont une forme assez originale puisqu’ils s’ouvrent en deux avec une forme de 8, un peu tronconique, c'est-à-dire un cône tronqué.
Le béton est rugueux.
Quand on voit ça de loin, on se demande l’intérêt de piliers en béton, mais le béton a cette capacité à prendre la forme du coffrage en bois qui a permis de couler le pilier. On retrouve alors les traces du bois dans le pilier en béton, c'est ce qui donne cet aspect de colonne cannelée à la manière des colonnes antiques et puis, c’est aussi ce qui donne de la vie à ce béton.
Frère Charles, nous voilà maintenant dans les stalles où nous les frères, nous nous retrouvons plusieurs fois par jour pour prier. Est-ce que tu peux nous en dire un mot ?
On retrouve ici le goût de l’architecte pour la rencontre entre les matériaux très divers : bois, béton brut et puis toujours les détails, les traces laissées par le coffrage… On voit ces sièges qui s’ouvrent et dont les pieds sont en béton.
Cette sincérité des matériaux, typique de l'architecture moderne, contraste avec le grand décor baroque. Ici, l'essentiel est dans la simplicité, l’essentiel, la vérité.
Il y a aussi un clin d'œil, je crois, avec l'architecture industrielle de la région.
Les briques, c'est évidemment l'architecture industrielle. L'architecture moderne va chercher à rapatrier toutes les inventions du XIXe siècle : les paquebots, les voitures, les avions. Finalement, on ne fait plus du classique à la manière des Romains ou du gothique à la manière du Moyen-Âge, mais une architecture spécifique pour notre temps : la tente de Bédoin, comme celles des Hébreux dans le désert, s’invite dans une architecture qui s'inspire de l'industrie du Nord.
Enfin, qu'en est-il de l'autel, au cœur de l'église ?
L'autel est la pièce maîtresse, au centre de ce magnifique espace. La croix, au milieu, tient tout l'édifice. Si vous voulez en savoir plus, vous pouvez retourner à un épisode précédent, une magnifique vidéo où tu nous expliques précisément le sens de l'hôtel chrétien : https://www.theodom.org/video/la-sagesse-a-dresse-une-table-lautel/
Merci beaucoup, Frère Charles, pour cette visite éclairante sur ce lieu emblématique du renouveau de l'art sacré des années 1950.
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