3. La gloire et la Croix, convertir nos attentes
« Commencement de l’Évangile de Jésus-Christ Fils de Dieu selon qu'il est écrit dans Isaïe le Prophète, ‘’voici que j'envoie mon messager en avant de toi pour préparer ta route.’’ »
Ce sont les premières lignes de l'Évangile selon saint Marc.
Évangile, que veut dire ce mot ? On reconnaît ‘’ange’’ dans évangile, messager. Évangile, c'est le bon message, la bonne nouvelle. Marc présente son récit en disant qu'il s'agit d'un Évangile, l'Évangile de Jésus-Christ puisque la Bonne Nouvelle, c'est Jésus, ce qu'il est, ce qu'il fait. Mais plus loin, dans Marc, au milieu de l'Évangile selon saint Marc, vient une question : les disciples connaissent déjà Jésus et ils se demandent finalement quelle est la vraie nature de cet homme qu'il suivent. Et à un moment, dans l'Évangile, la question leur est renvoyée. Jésus leur demande : « Pour vous, qui suis-je ? » C'est finalement toute la question des évangiles : pour nous, qui est Jésus ? C'est ce que nous allons voir en passant en revue les différentes couleurs, les quatre traits, les quatre façons de voir Jésus, les quatre tonalités, des évangiles.
Je suis allé trouver sœur Caroline Runacher à nouveau, pour lui demander qui était Jésus pour saint Marc ? Qui était Jésus pour elle ?”
Question de frère Franck Dubois : Alors, sœur Caroline, quel est votre évangile préféré ?”
Réponse de sœur Caroline Runacher : C'est l'évangile selon Marc ! Parce qu’il présente un Jésus très tendre, c'est dans son évangile qu'on dit que Jésus aimait le jeune homme riche. Il est le seul à dire que Jésus le regarda et l'aima. Ça, m'a beaucoup touchée, ça m'a emportée !
Q : Alors, est-ce que vous pouvez nous en dire un peu plus sur Jésus en saint Marc ?
R : Jésus en saint Marc, vous ne pourrez pas en parler sans parler de la communauté. Marc écrit donc son évangile vers 70, probablement à Rome, en tout cas, pour une communauté de chrétiens issus du paganisme, non pas du judaïsme, comme dans l'évangile selon Matthieu, mais issue majoritairement du paganisme. C’est une communauté qui a été marquée par la persécution et où certainement des chrétiens en ont dénoncé d'autres. Non seulement, ils ont abandonné la foi, mais ils ont dénoncé. Donc, la communauté est douloureuse, les croyants sont dans l’insécurité et ils ont besoin d'être réconfortés et en même temps Marc ne va pas leur dorer la pilule. C’est donc dans ce contexte difficile que Marc va demander à tout lecteur, à sa communauté et à tout lecteur depuis le 1er siècle jusqu'à notre temps : « Qui dites-vous que je suis ? » Et c'est là, la question que Pierre s’entend poser par Jésus au cœur de l'Évangile : « Qui dites-vous que je suis ? » Et Marc lui-même va répondre à cette question à travers toute son œuvre et développer ce qu'on appelle la théologie de la Croix. La théologie de la Croix, qu'est-ce que c'est ? C'est le fait de ne pouvoir dire qui est Jésus qu’à partir du moment où on accepte qu'il soit et glorieux, Fils de Dieu ; Christ glorieux et souffrant, Fils de l'homme, qui donne sa vie jusqu'au bout.
D'une manière imagée, vous pourriez dire que vous n'avez d'argent que si vous acceptez que la monnaie soit pile et face ! Vous avez pile, vous n'avez pas d'argent, vous avez face, vous n'avez pas d'argent. De la même manière, vous ne pouvez dire qui est Jésus que si vous l'accueillez à la fois glorieux et souffrant.
Il y a, dès le premier verset de l'Évangile, l'évangéliste lui-même qui nous dit en qui il croit : « Commencement de l'évangile de Jésus, Christ, Fils de Dieu ». Il est Jésus, cette personne humaine qui circule en Palestine. Il est le Christ, le Messie, l'Envoyé de Dieu et il est le fils de Dieu. Marc nous montre un Jésus qui reste un Jésus de proximité, il est proche, non seulement parce qu’il est accueillant à chaque personne, mais il est aussi proche parce que dans l'évangile de Marc, peut-être plus que dans les autres, Jésus habite notre humanité d'une façon toute particulière. Il est proche des gens, mais il a aussi des émotions : je vous le disais, il regarde le jeune homme et il l'aime ! Il a des émotions et peut se mettre en colère : « engeance incrédule, jusqu'à quand vous supporterais-je ? »
Il se laisse toucher dans le cœur et dans le corps, même par le lépreux. À travers cette proximité avec les personnes, il dit sa proximité avec Dieu. Dieu qu'il appellera « Abba », non pas « père », mais « papa » et, quand au milieu de l'Évangile, Jésus demande à ses disciples : « Qui dit-on que je suis ? » Ils disent : « Tu es un prophète, un si, un ça… » mais : « Vous, qui dites-vous que je suis ? » et Pierre prend la parole et il dit : « Tu es le Christ ! » C'est très court : « Tu es le Christ », rien de plus. Il a tout compris ? Il a presque tout compris ! Au moment où il croit avoir compris, on lui renvoie en pleine figure que non, il n'a rien compris du tout et Jésus dit de ne parler de lui à personne !
Pierre dit : « Tu es le Christ » et Jésus répond : « Ne dites ça à personne », car il faut encore comprendre qui est le Christ que Dieu donne à Israël et au monde.
Et après que Pierre a dit : « Tu es le Christ », Jésus commence à annoncer la passion. L'autre partie de la pièce, la partie douloureuse. Il faut que le Fils de l'homme soit mis à mort, qu'il souffre sa Passion. La réaction de Pierre, qui est celle peut-être de la communauté qui ne voudrait pas souffrir davantage : « Non, ça ne t'arrivera pas ! » mais la réponse de Jésus est claire : « Derrière moi, Satan, derrière moi, tes vues ne sont pas celles de Dieu mais celle des humains » Satan qu'est-ce que c'est ? C'est ce qui s'oppose à la volonté de salut de Dieu pour chaque personne humaine, volonté de vie, de bonheur, de Dieu. Satan, c'est à ça qu'il s'oppose : et donc, : « derrière moi ! » Pierre a donc deux choses à comprendre. D'une part : « derrière moi », retourne dans ta condition de disciple et ne te mets pas devant, dans la position du chef. Et puis aussi « derrière moi », c’est : « Ne te mets pas devant moi comme un obstacle sur le chemin de Jérusalem », sur le chemin d'accomplissement de la mission, sur le chemin du don de soi qui est le chemin de Jésus !
Dans toute la deuxième partie de l'Évangile, il faudra pour les disciples apprendre non seulement, qui est leur Seigneur, mais aussi comment être un disciple. Et Jésus le leur dit : « Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il renonce à lui-même, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive. » Attention, ne soyez pas découragés parce que ça ne veut pas dire que nous devons tous mourir en croix ! Mais quand il dit : « Que chacun prenne sa croix », ça veut surtout dire assumer sa propre vie et dans la vie qui nous est donnée, donner le meilleur de nous-mêmes pour les autres. C'est ça être au service, être en situation de don de soi. Ça ne veut pas dire mourir, on peut donner sa vie au goutte-à-goutte.
Q : Alors, sœur Caroline, est-ce qu'il y en a un dans l'évangile selon saint Marc qui a compris qui était Jésus ? Puisque même Pierre semble n'avoir pas tout compris.
R : Eh bien oui, mais ça ne sera pas un disciple ! Plus exactement, ça ne sera pas un apôtre, ça sera celui qu'on a cherché derrière « le cul de la vache » comme petit David. Vous êtes au pied de la Croix, Jésus au plus haut de la douleur dit : « Mon Dieu pourquoi m'as-tu abandonné ? » Il vit cette solidarité avec toute l'humanité souffrante et poussant un grand cri, il meurt. Et Marc dit, en Mc15-39, qu'un centurion était là, qui n’est pas juif et qui n'est pas disciple. Il est romain polythéiste et puis c'est un méchant : il est là pour garder les crucifiés. Marc nous montre cet homme qui représente tous les croyants et toutes les personnes de son temps et de notre temps. Cet homme dit en regardant Jésus, comment il avait expiré : « Cet homme était fils de Dieu » et ça, c'est un paradoxe, car au moment où il dit : « Cet homme », il ne fait rien d'autre que montrer un échec total. Humainement, il n'a plus d'allure, il est mort, sa mission est un échec et cet homme était fils de Dieu, c’est-à-dire, glorieux, bien-aimé de Dieu et qui manifeste qui est Dieu, à savoir fondamentalement non-violent et il manifeste cet amour de Dieu pour nous, jusque dans le don total de lui-même en refusant tout recours au merveilleux et à la puissance pour s'en sortir !
Donc le centurion parle, et c'est là que Marc veut en arriver. Il y a à assumer ce paradoxe de « Cet homme crucifié mort, en échec, qui est fils de Dieu », sa foi réside dans le fait d'arriver à mettre entre cet homme et Fils de Dieu, le Verbe être. C'est le paradoxe de la foi et ça traverse tout l'Évangile jusqu'à l'annonce de la Résurrection. Lorsque l'ange est là et dit : « Vous cherchez Jésus de Nazareth le crucifié, il est ressuscité, il n'est pas ici dans le tombeau ». « Le Crucifié, il est ressuscité », il y a du paradoxe : c'est le mouvement de foi de l'évangéliste mais aussi celui auquel tout le monde est invité et que les disciples ont mis bien du temps à comprendre. Des disciples qui vont d'échec en échec. Ils ne comprennent pas, ils le prennent pour le maître et ainsi de suite et ils vont arriver jusqu'à une couardise formidable puisque, lorsque Jésus annonce la trahison : « Tous vous allez tomber, vous allez tous me laisser là », Pierre dit : « Non, non, non, même si tous tombent, du moins pas moi ! » Et Jésus, alors qu'ils sont au sommet de la fanfaronnade, leur dit : « Tous vous allez tomber mais une fois ressuscité, je vous précéderai en Galilée. » Donc ici, au plus profond de la couardise des disciples, de leur échec, est déposée l'espérance ! Au lendemain de Pâques, les disciples retrouveront les chemins du monde pour annoncer l'Évangile de celui qui, par sa miséricorde et par sa grâce, a recouvert du voile de la miséricorde, absolument tous leurs échecs, toutes leurs lâchetés, tous leurs abandons. « Une fois ressuscité, je vous précéderai en Galilée » et ils suivront.
Q : Merci, sœur Caroline, de nous avoir fait vivre le Jésus de saint Marc, qui est un peu le vôtre et aussi le nôtre maintenant. À nous de poursuivre ce chemin de miséricorde, de tendresse. Merci beaucoup !
Voilà pour saint Marc !
On pourrait dire de l'évangile selon saint Luc, que c'est l'évangile de la miséricorde, car c'est chez Luc que l'on trouve les trois paraboles de la miséricorde, dont la brebis perdue et le fils prodigue. C'est Luc aussi qui nous parle du bon larron sur la croix, que Jésus accueille en son paradis alors qu'il se convertit à la dernière minute. Il y a également l'évangile selon saint Matthieu. Le Jésus de saint Matthieu nous est présenté comme le nouveau Moïse. Moïse qui reçoit du haut de la montagne du Sinaï les tables de la Loi écrites sur les tables de pierre. Jésus sur la montagne des Béatitudes, enseigne la loi nouvelle, la loi d'amour à ses disciples.
Voilà pour Marc, Matthieu, Luc, trois évangiles que l'on appelle synoptiques parce qu'on peut facilement les mettre en trois colonnes et repérer les mêmes épisodes qui se déroulent.
Pour Jean, c'est différent ! Jean nous offre une vision de Jésus qu'on pourrait dire plus théologique, d'ailleurs dans la tradition orthodoxe, saint Jean est appelé « le théologien ».
L’évangile de Jean s'ouvre, vous vous souvenez, sur ce fameux prologue : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était Dieu ». Il prend de la hauteur. D'ailleurs, c'est un aigle qui est représenté pour figurer l'évangile selon saint Jean. Jean fait parler Jésus à la première personne : « Je suis ». Dans l’évangile de Jean, Jésus parle volontiers de lui en images, le pain de vie, le berger.
Voilà pour les quatre évangiles, leur couleur et leur tonalité propre. Mais il y a plus. Le mot évangile ne se trouve pas seulement dans les évangiles ! On lit chez saint Paul, dans la première épître aux Corinthiens, au chapitre 15, verset 1 : « Frères, je vous rappelle la Bonne Nouvelle que je vous ai annoncée ; cet Évangile, vous l’avez reçu ; c’est en lui que vous tenez bon. » Paul aussi a reçu l'évangile de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ et pour mieux comprendre quel est le Jésus, quel est l'évangile de Jésus selon saint Paul, j'ai été demandé au frère Jean-Michel Poffet, bibliste à Fribourg :
Question de Frère Franck Dubois : Bonjour, frère Jean-Michel ! Frère Jean-Michel, qui est Jésus pour saint Paul ?
Réponse de Frère Jean-Michel Poffet : Pour saint Paul, Jésus, c'est d'abord et avant tout le Ressuscité parce que Paul n'a pas rencontré Jésus durant son ministère en Galilée ou à Jérusalem. Paul ne rencontre Jésus que nimbé de gloire au chemin de Damas, le jour de sa conversion, de son retournement. On peut donc dire que Paul est d'abord le disciple du Ressuscité. Il était complètement révolté, c'est pour ça qu'il partait poursuivre les chrétiens, à l'idée que le Messie attendu par Israël et promis, était cet imposteur crucifié en dehors de Jérusalem. Et voilà que le Christ est devant lui, glorieux. Donc Paul est le disciple de la victoire de Jésus, du signe de Dieu sur Jésus. Deuxièmement, on peut dire que Paul est aussi le disciple du Crucifié, cette croix qu'il avait en horreur, le poteau d'infamie, voilà que maintenant, elle devient pour lui le signe de l'immense amour de Dieu pour le monde et Paul pourra même dire qu'il peut être fier de la croix du Christ ! Paul, c'est donc l'apôtre d'après Pâques, victoire de Dieu pour le monde, sous le signe d'une croix glorieuse et du Ressuscité, qui continue de se faire des disciples. Paul est un des premiers.
Q : Est-ce que le Jésus de saint Paul est différent du Jésus des quatre évangiles ?
R : On peut espérer que c'est le même parce qu'il n’y en a pas deux mais la grande différence, c'est que premièrement, Jésus était en monde juif, quasi exclusivement. Jésus a formé des disciples, a raconté des paraboles, a effectué des signes, des miracles. De tout cela, Paul n'était pas témoin. Par conséquent, Paul est le fruit de tout ce que Jésus a annoncé et promis. Jésus a eu bien de la peine à se faire comprendre des disciples, il leur a annoncé sa mort et sa résurrection, qu'il allait leur envoyer un défenseur, un avocat, un maître intérieur, l'Esprit Saint. Paul est le fruit de cette promesse et c'est bien du même Jésus qu'il s'agit mais Paul ne fait pas allusion à des paraboles de Jésus, à des miracles de Jésus, tout simplement parce qu'il n'était pas là. En revanche, il vit de ce même Jésus sous la forme d'un esprit universel missionnaire.
Q : Merci beaucoup, frère Jean-Michel.
Nous avons donc appris que l'Évangile, c'était plus que les évangiles. Reprenons le passage de saint Paul dans l'épître aux Corinthiens : « Je vous ai donc transmis en premier lieu ce que j'avais moi-même reçu, à savoir que le Christ est mort pour nos péchés selon les écritures, qu'il a été mis au tombeau, qu'il est ressuscité le 3e jour, selon les écritures. »
Recevoir les évangiles, c'est déjà quelque chose, les transmettre, c'est important et plus encore. Lors du prochain épisode, nous allons voir comment l'Évangile s'est transmis de génération en génération, comment le message de Jésus par les évangiles est arrivé jusqu'à nous, aujourd'hui ici, et sur toute la terre.
frère Franck Dubois
Ancien élève de Science Po Paris, frère Franck a vécu de longues années au couvent de Lille, où il s'est spécialisé dans les Pères de l’Église. Il a obtenu un doctorat es patrologie au Centre Sèvres. En 2020, il est père maître des novices à Strasbourg, où il enseigne aussi la théologie à l'université. Il a publié sa thèse : "Le corps comme un syndrome" (Cerf, 2018) et quelques ouvrages plus accessibles tels que : "Attention, chute d'anges" (Cerf, 2021) et "Pourquoi les vaches ressuscitent (Cerf, 2019).
sœur Caroline Runacher
Sœur Caroline Runacher, de la Congrégation Romaine de Saint Dominique, est docteur en exégèse de l'Université de Strasbourg. Elle a soutenue sa thèse, en 1992, sur la guérison de l’épileptique en Marc 9, 14-29. Elle a longtemps été doyen de la faculté de théologie de l'Université Catholique de Lille. Elle a, entre autre, publié : Croyants incrédules. La guérison de l'épileptique, Marc 9, 14-29, coll. Lectio Divina 157, Cerf, 1994. Saint Marc, Ed. de l’Atelier, 2001.
frère Jean-Michel Poffet
Frère Jean-Michel Poffet habite à Fribourg, en Suisse. Il est bibliste et a été directeur de l'École biblique et archéologique française à Jérusalem de 1999 à 2008 et en 2023. Il a publié de nombreux ouvrages : La Patience de Dieu. Essai sur la miséricorde (Desclée, 1992), Jésus et la Samaritaine (Cahier Évangile, Cerf, 1995), Paul de Tarse (Nouvelle Cité, 1998), Heureux l'homme, la sagesse chrétienne à l'école du Psaume 1 (Cerf, 2003), Regards sur le Christ (Parole et Silence, 2017), 7 petits mots de l’Évangile (Cerf, 2021). Cette série ThéoDom fait suite à la réflexion que frère Jean-Michel a mené en écrivant : "Évangéliser, oui mais comment ?" (Cerf, 2022).
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