1. De la Bonne Nouvelle aux évangiles
Vous et moi, l'Évangile, on connaît : on l'a entendu à la messe, on l'a lu dans la Bible, Matthieu, Marc, Luc, Jean… Et pourtant, sans cesse, la presse nous parle d'évangiles oubliés, de passages de la vie de Jésus que l'on aurait tenu secrets ou qui seraient dans un texte que l'on viendrait de découvrir... Ensemble, pendant cette série, nous allons essayer de comprendre ce qu'est l'Évangile, comment, quand il fut rédigé. Nous allons voir ensemble qu'il y a d'autres évangiles qui n'ont pas été retenus par la tradition de l'Église : l’évangile de Judas, par exemple. Et puis, nous allons voir comment Marc, Matthieu, Luc et Jean ont composé leur récit. Ont-ils connu le Christ ? Ont-ils été inspirés par un ange qui serait venu leur dicter leur texte ? L'Évangile nous en apprend plus sur la vie de Jésus et nous allons voir aussi comment, au long des siècles, il fut traduit dans les langues, dans l'art, en musique, en peinture.
Suivez-moi pour cet épisode de ThéoDom. L'Évangile : ensemble, nous allons découvrir ce que c’est !
Et pourquoi quatre évangiles plutôt qu’un ? Ça serait quand même plus simple : un Évangile pour une vie de Jésus et d'ailleurs, ça éviterait pas mal de contradictions :
- Nazareth ou Bethléem ? On parle ici du lieu où vivaient Joseph et Marie au moment de la naissance de Jésus. Les versions de Luc (Lc1, 26-28) et de Matthieu (Mt2, 21-22) diffèrent sur ce point.
- 3e ou 6e heure ? Il s’agit ici de l’heure de la mort du Christ : Marc (Mc15, 25) et Jean (Jn19,14) ne nous donnent pas les mêmes indications.
- Jour ou nuit ? Là encore, les détails temporels concernant la résurrection du Christ de Marc (Mc16, 2) et Jean (Jn20, 1) diffèrent.
Et encore, ce ne sont que des contradictions superficielles. Il y a bien d'autres différences et puis, il y a des passages dont nous parle Jean que les trois autres évangélistes, Marc, Matthieu et Luc n'évoquent pas, ou inversement.
D'ailleurs, dans l'histoire du christianisme, on a essayé : dans les tout premiers siècles de l'Église, au IIe siècle, on a composé “Le Diatessaron”. C'est un essai de compilation de plusieurs évangiles en un. Il a été écrit vers 170 de notre ère et utilisé pendant plusieurs siècles dans l'Église syrienne. Le texte aujourd'hui est perdu, on l'a recomposé à partir de plusieurs manuscrits. Il n'est plus en usage dans la liturgie.
On voit bien que ces quatre évangiles résistent et que l’Église a finalement rejeté la tentation d’écrire un à partir de quatre. Mais d'ailleurs, ce n'est pas si gênant, car on peut considérer que les quatre évangiles sont quatre points de vue différents sur la même histoire.
Imaginons la scène : je veux aller lire la Bible dehors parce qu'il fait beau. Je me rends au jardin, ma Bible et mes lunettes dans les mains. En chemin, je croise le frère Marc, sur ma gauche, il repère ma paire de lunettes ; il ne fait pas attention à la Bible. En chemin, je croise aussi le frère Matthieu qui, sur ma droite, repère ma Bible mais ne fait pas attention aux lunettes. À midi, au repas, on demande aux frères ce que j'ai fait ce matin. Le frère Marc dit : « Il est allé au jardin prendre le soleil ». Le frère Mathieu dit : « Il est allé lire sa Bible ». Même histoire, deux points de vue. Aucun n'a totalement tort, aucun n'a toute la vérité. Est-ce si simple que ça ?
Pour en savoir plus, je suis allé trouver sœur Caroline Runacher, professeur d'exégèse à l'Institut catholique de Lille.
Question de frère Franck : Bonjour sœur Caroline, pourquoi quatre évangiles ?
Réponse de sœur Caroline Runacher : Alors quatre évangiles… Mais la première distinction à faire, c'est certainement de voir que les quatre évangiles sont comme les trois mousquetaires : ils sont 3 + 1.
Les trois premiers, Matthieu, Marc et Luc ont un air de famille, même s'ils sont différents. Ils sont dits synoptiques parce qu'on peut les voir d'un seul regard !
Et puis le quatrième, l'évangile johannique, se distingue des trois premiers, tant par la forme que par le contenu. Ce qui leur est commun, c'est qu’ils ont le même objectif : transmettre le message de l'Évangile. Concrètement, il s'agit pour eux de maintenir vivante la mémoire du Seigneur ressuscité, la mémoire de Jésus, confessé comme Christ et Seigneur, et de montrer aux croyants que cette figure est importante pour leur vie personnelle et communautaire et leur vie aujourd'hui.
Q : Bien, mais alors… Pourquoi ces évangiles sont différents alors que précisément tous ils visent à parler et à nous apporter l'unique Seigneur ?
R : D’emblée, deux réponses me viennent à l'esprit : la première est d'ordre théologique, la seconde d'ordre plutôt historique.
La réponse théologique, c'est que la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ est trop importante, trop riche pour pouvoir être enfermée dans un seul témoignage, dans un seul livre. En plus, vous voyez, le Seigneur est toujours au-delà de ce que je peux en dire, même au-delà de ce que les évangélistes peuvent en dire. Une autre réalité, c'est que nous, chacun mais aussi toute l'Église, nous n'avons jamais fini de découvrir qui est Jésus-Christ. L’évangile de Jean va d’ailleurs l’exprimer : « Jésus a fait encore bien d'autres choses, si on les écrivait une à une, le monde entier ne pourrait, je pense, contenir les livres qu'on écrirait ! » (Jn 21, 25). Le Seigneur est toujours au-delà.
Q : C'était la raison théologique… et alors, maintenant, les raisons plus historiques ?
R : Déjà, l'Évangile n'est pas tombé des lèvres de Jésus sur le papier ! Il s'est écoulé plusieurs dizaines d'années entre l'événement pascal et la rédaction du premier évangile. Il y a donc une histoire, les évangiles ont une histoire, et qui n'est pas celle d'un chuchotement d'un ange à l'oreille d'un évangéliste ! Il y a une histoire incarnée. On peut distinguer trois moments. Vous avez d'abord Jésus de Nazareth qui a sa mission : il prêche, il est en Palestine et il est vu, entendu, éprouvé aussi, par des personnes diverses et variées, par des disciples, des femmes, des hommes mais les évangélistes n'écrivent pas a priori. C'est au lendemain de Pâques peut-être qu'ils écrivent ? Mais non pas encore ! Car au lendemain de Pâques, il faut apprendre à comprendre ce qui s'est passé et comment en vivre. Donc, pendant un temps important, ils vont apprendre ce qu’est la foi en le Seigneur ressuscité, l'approfondir, apprendre à exprimer des convictions, apprendre à vivre l'Évangile au quotidien parce que ce n'est pas qu'une doctrine. Et tout cela dans des contextes, des situations qui seront différentes de celles de Jésus de Nazareth ! Jésus de Nazareth était juif, il a vécu en Palestine dans un milieu, une culture juive. Mais quand l'Évangile va sortir de ce milieu, aller jusqu'à Rome, Alexandrie, Éphèse, rencontrer d'autres personnes, d'autres cultures, d'autres religions, comment l'exprimer ?
Les évangiles ne verront donc le jour qu'après un long temps de réflexion, de maturation mais aussi, j'ose le dire, d'expérimentation. Et quand les évangélistes, enfin ceux que nous appelons des évangélistes, prendront le calame pour écrire, il s'agira pour eux d'être attentifs à une double écoute. Tout d'abord, l’écoute du message reçu : écouter et transmettre fidèlement ce qu'on a reçu et dire fidèlement, tout en étant soi-même : « Qui est le Seigneur Jésus pour moi, pour nous ? » Et une autre écoute, indissociable : l’écoute des personnes de leur temps. Écouter et comprendre ces hommes, ces femmes en fonction de leur culture, de leur langage, de leur milieu d'origine, pour leur annoncer l'Évangile d'une manière compréhensible, audible. Une manière qui fasse sens pour eux et qui leur permette d'en vivre et d'en vivre plus heureux.
Q : Écouter donc le message qui nous vient du Christ à travers cette expérimentation dont vous parlez, écouter aussi ceux à qui on adresse le message. Ça, on comprend que ça puisse prendre différentes formes, quatre en l'occurrence, qui nous sont arrivées dans les évangiles. Pourriez-vous nous donner un peu de précisions sur quand ça s'est passé ? Vous dites qu'il y a eu un temps entre l'événement pascal et la mise par écrit, combien de temps ? Si on peut le savoir ? Et puis, peut-être, qui sont les évangélistes ? Si on arrive à en savoir un peu plus sur les rédacteurs qui ont couché sur le papier avec leur calame cette belle histoire ?”
R : D'emblée, je vous dirais que votre question invite à la modestie, à l'humilité. On peut dire en gros que les évangiles ont été rédigés entre 70 et 100. Les quatre évangiles que nous évoquons, entre 70 et 100. L'événement pascal, on le date en général (donc la mort et la première expérience de la résurrection) de 30, certains disent 33. Il y a donc, une distance de 40 ans entre Jésus et l'Évangile selon Marc. L'évangile selon Marc naît vers 70. Marc est donc, à proprement parler, l'inventeur de l'Évangile, de ce genre littéraire qui est tout à fait nouveau et qui consiste à raconter un événement théologique.
Mais quand on veut savoir qui sont les évangélistes, il faut d’abord comprendre que les évangiles eux-mêmes sont anonymes. Ça ne tombe pas sous le sens puisqu'on dit évangile selon,… Matthieu, Marc… mais ces suscriptions ont été ajoutées au IIe siècle. Elles ne font pas partie du texte. Les évangiles sont donc anonymes. Une deuxième chose importante, c'est comprendre que la pertinence, la canonicité même des évangiles ne dépendra pas de l'identité de l'auteur historique. Troisième chose : les évangélistes ou ceux qu'on appelle comme ça, n'ont pas été disciples de Jésus de Nazareth. Enfin, ce ne sont pas des auteurs solitaires qui écriraient en chambre close, ce sont les membres de communautés chrétiennes différentes dont ils partagent la foi et l'expérience.
Donc, si on admet ça avec une certaine prudence, on peut poser la question de l'auteur. De façon anachronique, je commence par évoquer Jean qui date, pour ce qui a été achevé, de l'extrême fin du 1er siècle, voire début du IIe. L'évangile johannique pose bien la question de l'auteur : au chapitre 21 verset 24, on parle du disciple bien-aimé et on dit à son sujet : « C'est ce disciple qui témoigne de ces choses et qui les a écrites et nous savons que son témoignage est conforme à la vérité ». Vous l’entendez ? À l'origine, il y a ce disciple bien-aimé qui lance la production de l'Évangile et dont on dit qu'il témoigne et qu’il a écrit ces choses. Mais après sa disparition, il y a ce « nous » qui prend la relève et qui est certainement l'école que le disciple bien aimé a fondée et qui va poursuivre la rédaction de l'évangile jusqu'à son achèvement.
Q : Ce disciple bien-aimé étant… ?
R : Je dis tout de suite, comme ça : un grand anonyme ! Nous ne savons pas qui il est, nous ne le savons pas ! C'est la tradition qui dira s’il s'agit de Jean, l'apôtre. Et cela, certainement pour donner un poids apostolique à cette œuvre magistrale qu’est le 4è évangile
Q : Et maintenant, si on prend peut-être un autre évangile ?
R : Alors je prends un autre évangile : je prends Marc parce qu'il est le premier. Donc, vers 70, quelqu'un qui s'appelait certainement Marc, écrit un évangile mais il partage notre condition : il n'a pas connu Jésus. Ce qu'il en sait, il le sait par la tradition, parce qu'il a reçu des communautés croyantes. Marc va rédiger sans avoir été disciple de Jésus et c'est la tradition qui en fera un disciple de Pierre. L'a-t-il été ? Ça me semble peu probable mais ce rapprochement avec Pierre, voulu par la tradition, donne à son évangile une légitimité que cet auteur totalement inconnu, personne ordinaire, n'avait pas en lui-même.
Q : Donc cela souligne l'importance de la communauté. Elle fait le lien entre cette expérience pascale et la rédaction par ces quatre évangélistes. La communauté forme les prémisses de ce que l'on appelle simplement l'Église aujourd'hui, lien nécessaire, au fond, à vous entendre, entre les événements de la mort et de la résurrection du Christ, de sa prédication en Palestine et ce que nous en recevons aujourd'hui dans les quatre évangiles
R : Il n'y a pas de croyants chrétiens sans communauté parce que tout passe par cette tradition. C'est aussi cette communauté qui va, par l'usage, limiter les évangiles à quatre.
Q : D’où l'importance de ces communautés pour transmettre les évangiles. Je vous repose la question : pourquoi seulement quatre ? Parce qu'à vous entendre, et on le sait, on l'a vu déjà ensemble avec ceux qui nous suivent, il y a vraisemblablement eu d'autres évangiles qui ont été mis par écrit, alors pourquoi quatre et ces quatre-là ?
R : Quatre évangiles canoniques oui, canoniques, c'est-à-dire reconnus par l'Église, ce qu'on appelle la grande Église mais aussi d'autres églises, comme étant inspirés, nécessaires et suffisants pour la foi. Il en faut quatre mais il n'est pas nécessaire d'en avoir plus que quatre. Ceux-là sont suffisants et nécessaires pour fonder et nourrir la foi des croyants.
Q : Merci beaucoup, sœur Caroline.
Voilà pour les évangiles canoniques. Mais alors l'évangile de Juda et les autres évangiles apocryphes ? C'est ce que nous allons voir dans le prochain épisode.
frère Franck Dubois
Ancien élève de Science Po Paris, frère Franck a vécu de longues années au couvent de Lille, où il s'est spécialisé dans les Pères de l’Église. Il a obtenu un doctorat es patrologie au Centre Sèvres. En 2020, il est père maître des novices à Strasbourg, où il enseigne aussi la théologie à l'université. Il a publié sa thèse : "Le corps comme un syndrome" (Cerf, 2018) et quelques ouvrages plus accessibles tels que : "Attention, chute d'anges" (Cerf, 2021) et "Pourquoi les vaches ressuscitent (Cerf, 2019).
sœur Caroline Runacher
Sœur Caroline Runacher, de la Congrégation Romaine de Saint Dominique, est docteur en exégèse de l'Université de Strasbourg. Elle a soutenue sa thèse, en 1992, sur la guérison de l’épileptique en Marc 9, 14-29. Elle a longtemps été doyen de la faculté de théologie de l'Université Catholique de Lille. Elle a, entre autre, publié : Croyants incrédules. La guérison de l'épileptique, Marc 9, 14-29, coll. Lectio Divina 157, Cerf, 1994. Saint Marc, Ed. de l’Atelier, 2001.
Une question ? Un commentaire ?
Réagissez sur notre forum