5. L’Église, une institution sclérosée ?
« Jésus annonçait le Royaume, et c'est l'Église qui est venue »
Vous connaissez peut-être cette boutade d’Alfred Loisy, un théologien du début du XXe siècle. On l’utilise pour évoquer la tension qu’il y a entre « le charisme et l’institution. »
D’un côté, il y aurait le Royaume, avec ses grandes figures, ses prophètes, des gens qui ont un magnifique charisme, l’abbé Pierre, Sœur Emmanuelle... De l’autre, il y aurait l’institution, avec son clergé, ses dogmes, ses rites et ses routines. L’Église des prophètes et des héros, je veux bien. Mais l’Église des curés, non merci !
Derrière cette approche de l’Église, se cache une attitude qui a fait le lit de nombreuses hérésies depuis deux mille ans. Alors, que veut dire cet article du credo : « Je crois en l’Église, une, sainte, catholique et apostolique » ?
Le montanisme
Remontons au IIe siècle, en Turquie. C’est là que naît un mouvement charismatique, issu de la prédication d’un certain « Montan », qu’on appelle le « montanisme ».
Il rejette l’institution transmise par les apôtres et se fie aux seules inspirations de l’Esprit Saint.
C’est un christianisme qui exalte les charismes : la prophétie, mais aussi l’ascèse, le célibat et le martyre. Des chrétiens qui parlent au nom de Dieu, qui jeûnent, qui restent vierges, ou célibataires, et qui versent leur sang, ça fait plus d’effet, avouons-le, que des évêques qui paraissent mous et pâlichons, engoncés dans les structures ecclésiales…
Saint Cyprien et les confesseurs de la foi
Cette tension entre l’Église institutionnelle et les figures charismatiques rejaillit quelques années plus tard en Afrique du Nord, à Carthage. L’évêque du lieu, Cyprien, doit intervenir pour rappeler l’enseignement reçu des apôtres et de leurs premiers successeurs, Clément à Rome ou Ignace à Antioche. Cet enseignement, c’est qu’on aurait beau être bourré de charismes, on ne peut pas être en communion avec l’Église si l’on n’est pas communion avec les apôtres et leurs successeurs, c’est-à-dire l’évêque du lieu.
Cathares, réformés…
Depuis cette époque, bien des mouvements de ce genre ont traversé la vie de l’Église. Ainsi les Cathares du XIIIe siècle, dans le Midi de la France. Des chrétiens qui veulent un christianisme plus évangélique, plus authentique, et qui se détachent de l’Église institutionnelle, en critiquant la faiblesse du clergé, sa misère morale. Il faut dire qu’ils n’ont pas tout à fait tort…
C’est la même source que la Réforme de Luther et de Calvin, au XVIe.
L’idée de tous ces mouvements internes à la vie de l’Église est la même : revenir à la pureté des origines. Comment ? En prenant ses distances avec les successeurs des apôtres, avec leurs défaillances, et avec ce qu’on pense être des inventions humaines...
Un exemple plus parlant : le joachimisme
En la matière, il y a un mouvement du Moyen Âge qui naît de ce désir de pureté et qui va déboucher sur une hérésie connue sous le nom de « Joachimisme ». Joachim de Flore est un moine du XIIe siècle. Il est l’inventeur d’une théologie de l’histoire singulière. L’histoire des hommes se déroulerait en trois temps, qui correspondent aux trois personnes de la Sainte Trinité. L’âge du Père fut celui de l’Ancien Testament. L’âge du Fils fut celui du Nouveau Testament. C’est l’âge de Jésus, des apôtres et de l’Église institutionnelle fondée par eux.
Mais vient un troisième âge, celui de l’Esprit Saint, où les saints seront guidés directement par l’Esprit ; il n’y aura plus besoin de l’institution. Au XIIIe siècle, des franciscains vont se fonder sur cette doctrine pour prétendre que cet âge est arrivé. Pour ces religieux pleins de ferveur, le temps de l’Église, avec son clergé faiblard et corrompu, est fini. Plus besoin d’Eglise. Cette doctrine est réfutée dès 1215, au concile de Latran IV.
L’Église et son personnel
Dire que l’Église catholique est une société humaine, c’est parfaitement vrai. L’Église est faite de femmes et d’hommes – un peu moins d’un milliard et demi d’après les statistiques – comme n’importe quelle société.
Comme dans toute société humaine, l’Église a des règles de fonctionnement et même un droit qui lui est propre. Elle a aussi son « personnel », ses « ministres », comme on dit à propos des hommes qui ont donné leur vie pour être les serviteurs du corps ecclésial.
Mais si on en reste à ce plan de la vie de l’Église, on risque de confondre l’Église avec une administration, une réalité juridique, bref, une institution au fonctionnement mécanique. Or, les apôtres et les Pères de l’Église parlent, eux, le langage du vivant. L’Église n’est pas un mécanisme, mais un organisme : un corps vivant, qui se déploie dans l’espace et dans le temps, et qui donne à voir d’une manière mystérieuse Jésus-Christ à l’œuvre dans l’histoire des hommes.
Le regard de l’historien, du sociologue ne pénètre pas ce niveau de réalité. C’est un peu comme à propos de Jésus lui-même : pour la plupart de ses contemporains, Jésus n’était qu’un homme comme les autres. Ceux qui l’ont crucifié ne se sont pas dit qu’ils torturaient le Fils de Dieu bien sûr. Seule la lumière de la foi permet de voir en Jésus le Verbe de Dieu.
C’est pareil pour l’Église. Sans la lumière de la foi, l’Église est une société humaine comme une autre. Mais sous la lumière de la foi, l’Église c’est Jésus ! C’est Jésus-Christ continué. C’est le corps vivant du Christ étendu à tous les lieux et à tous les temps.
L’image n’est pas nouvelle. Elle a été forgée par saint Paul. Il parle de l’Église comme du Corps du Christ. Ce corps, dit l’apôtre Paul, n’a qu’une tête, c’est Jésus lui-même ; il est animé par une seule âme, c’est l’Esprit Saint. Mais ce corps est composé d’autant de membres que de baptisés. Chacun d’entre nous a un rôle à jouer dans ce corps, un rôle qui n’est pas interchangeable. Pour accomplir cette mission, chacun reçoit de l’Esprit Saint les dons, les « charismes », qui conviennent à sa mission.
C'est de cette manière que l’Église doit être ressentie. Au début du IIe siècle, saint Ignace d’Antioche parle des apôtres et de leurs successeurs comme des « ligaments » qui maintiennent la cohésion du corps de l’Église. C’est à travers eux que chaque membre de l’Église est relié, ici et maintenant, au Christ tête.
Conclusion
Aux yeux de nos contemporains, l’Église se réduit souvent à sa manifestation humaine. Comme tous les autres groupes humains, elle n’est qu’une société de plus. Au mieux, elle ressemble à une association de bienfaisance ; au pire, à une société bizarre dont il faut se méfier.
Le regard de la foi nous invite à dire « Je crois en l’Église, une, sainte, catholique et apostolique ». Sous ce regard-là, l’Église a beau être une réalité parfois navrante au point de vue humain, elle est un mystère d’une profondeur inouïe, qui traverse l’espace et le temps, qui nous dépasse et nous entraine !
frère Sylvain Detoc
Frère Sylvain Detoc est docteur ès lettres et docteur en théologie. Il est frère de la province de Toulouse, il enseigne à l'Institut Catholique de Toulouse. Il a publié plusieurs ouvrages : Déjà brillent les lumières de la fête (Cerf, 2023), La Gloire des bons à rien (Cerf, 2022) et Petite théologie du Rosaire (éditions de La Licorne, 2020).
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